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Page:Leblanc - Le formidable événement, 1925.djvu/75

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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT

soir au campement, le sang qui coulait, les supplices, les plaintes des mourants, le rire des acolytes…

Elle frissonnait à certains souvenirs et se serrait contre Simon, comme si elle avait peur de se retrouver seule. Tout autour d’eux luisaient des éclairs et claquaient des détonations qui leur semblaient plus proches. Une clameur formidable et confuse à la fois, faite de cent combats isolés, d’agonies et de triomphes, flottait sur la plaine obscure où l’on eût dit cependant que se répandait une pâle clarté.

Au bout d’une heure, Antonio revint et déclara que la fuite était impossible.

« La moitié des tranchées, dit-il, appartient aux assaillants, qui se sont même infiltrés jusqu’à l’intérieur de l’enceinte. Et ceux-là, pas plus que les assiégés, ne laissent passer personne.

— Pourquoi ?

— Ils ont peur qu’on emporte de l’or. Il semble qu’il y ait chez eux une sorte de discipline, et qu’ils obéissent à des chefs dont le but serait de reprendre aux assiégés l’immense butin accumulé par ceux-ci. Et comme les assaillants sont dans la proportion de dix et de vingt contre un, il faut s’attendre à un véritable massacre. »

La nuit fut tumultueuse. Simon remarqua que la couche épaisse des nuages se disloquait par endroits et que des lueurs tombaient du ciel étoilé. On voyait des silhouettes galoper à travers l’arène. Deux hommes d’abord, puis beaucoup d’autres, montèrent sur la Ville-de-Dunkerque et descendirent par l’escalier voisin.

« Les complices de Rolleston qui reviennent, murmura Antonio.

— Dans quel but ? Ils cherchent Rolleston ?

— Non, on le considère comme mort. Mais il y a les sacs, les sacs remplis de pièces, et chacun va remplir ses poches.

— L’or est donc là ?

— Dans les cabines. La part des complices d’un côté, la part de Rolleston de l’autre. Écoutez. »

Au-dessous du pont, les querelles commençaient, suivies presque aussitôt d’une mêlée générale que scandaient des cris et des plaintes. Un à un les vainqueurs débouchèrent de l’escalier. Mais, toute la nuit, des ombres se glissèrent par là et on entendait les nouveaux venus qui fouillaient et démolissaient.

« Ils vont finir par trouver Rolleston, observa Simon.

— Cela m’est égal, dit Antonio, » avec un petit ricanement que Simon devait se rappeler.

L’Indien préparait les fusils et les munitions. Un peu avant l’aube, il réveilla lord Bakefield et sa fille et leur donna des carabines et des revolvers. L’assaut suprême ne pouvait tarder, et il estimait que la Ville-de-Dunkerque serait l’objectif immédiat des assaillants et qu’il était préférable de ne point s’y attarder.

La petite troupe s’en alla donc aux premières blancheurs du matin. Elle n’avait pas mis le pied sur le sable de l’arène que le signal de l’attaque fut donné par une voix puissante qui partait de la carcasse du sous-marin, et il advint qu’au moment même où se déclenchait l’offensive suprême, alors que les assiégés, mieux armés, se disposaient à une résistance mieux organisée, il advint que le fracas de l’éruption déchira l’air de ses mille explosions.

Du coup l’élan de l’ennemi s’exaspéra et les assiégés faiblirent, ainsi que Simon et Antonio purent s’en rendre compte à la débandade des hommes qui se repliaient comme des bêtes traquées, en cherchant des abris pour se défendre ou pour s’y cacher.

Au milieu, la pluie brûlante et la retombée des cailloux réservaient un vide circulaire où, néanmoins, quelques forcenés parmi les assaillants avaient l’audace de s’aventurer, et Simon, dans une vision brève, crut apercevoir — mais était-ce possible ? — le père Calcaire qui courait de droite et de gauche sous un étrange parapluie fait d’un disque de métal aux bords rabattus.

La cohue des vainqueurs devenait plus dense. On se heurtait à des groupes d’hommes et de femmes qui brandissaient des bâtons, de vieux sabres, des faux, des serpettes, des haches, et qui s’emparaient des fuyards. Deux fois, Simon et Antonio durent entamer la lutte.

« La situation est grave, dit Simon en prenant Isabel à part. Nous allons risquer le tout pour le tout, et tâcher de nous ouvrir une trouée. Embrassez-moi, Isabel, comme le jour du naufrage. »

Elle lui offrit ses lèvres, en disant :

« J’ai foi en vous, Simon. »

Après beaucoup d’efforts, et deux engagements avec des brutes qui voulaient les arrêter, ils gagnèrent la ligne des barricades et la franchirent sans encombre. Mais, dans l’espace libre qui s’étendait en dehors, ils rencontrèrent de nouvelles vagues de rôdeurs qui déferlaient furieusement, et parmi lesquels il y avait des bandes d’individus qui paraissaient plutôt fuir que d’aller à la curée. On eût dit qu’un grand danger, venu de l’arrière, les menaçait eux-mêmes. Tous farouches d’ailleurs, prêts au massacre, retournant les cadavres et acharnés contre les vivants.

« Attention ! » cria Simon.

C’était une horde de trente ou quarante voyous et gamins au milieu desquels Simon reconnut deux des chemineaux qui l’avaient poursuivi. Apercevant Simon, ils entraînaient la horde qu’ils commandaient. Un