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Page:Leblanc - Les Lèvres jointes, paru dans Le Journal et La Lanterne, 1897-1901.djvu/105

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Il y avait trop de colère et de douleur en moi pour que la séparation s’accomplît doucement, sur d’affectueuses paroles. Je m’enfuis, sans un mot d’adieu.

Et j’ai vu sa vie. Oui, depuis, dans l’ombre, à son insu, j’ai été le témoin silencieux et attentif de sa vie. J’ai tout deviné, j’ai tout connu. Elle eut un premier amant, elle en eut un second, un troisième… et puis… j’ai oublié, comme je sais qu’elle a oublié elle-même. Elle en prit des jeunes et des vieux, des beaux et des laids, sans que rien, souvent, m’expliquât la raison de son choix. Les préliminaires duraient peu. La liaison était brève. La rupture s’effectuait en une heure. Elle allait de l’un à l’autre, avec autant d’aisance que si elle eût été dans un grand jardin, libre de prendre les fleurs qu’elle voulait, les cueillant, les respirant et les mettant en gerbe contre sa poitrine.

On ne la voyait guère seule, mais toujours penchée au bras de quelque nouvel ami. Et tous elle les regardait avec le même regard de tendresse et de reconnaissance, comme si elle n’eût jamais aimé que le même homme. Pas une fois je ne la surpris triste ou indifférente, pas une fois rêveuse. Sa vie n’était qu’une action continue. Et tout naturellement, son apparence se conformait de plus en plus à la sorte d’action qu’elle accomplissait, ses yeux n’exprimant plus que le désir et que la promesse, ses lèvres se tendant au baiser, ses seins s’offrant comme des appâts. Oh ! la belle créature de volupté ! Mais, pensais-je, est-ce du bonheur que cache ce sourire, ou bien, plutôt, n’est-il que la grimace voulue de quelque misère déplorable ?

Pendant ces douze dernières années, j’ai perdu Christine de vue, divers voyages m’ayant éloigné, de sorte que je n’assistai pas au déclin de sa jeunesse et que je ne sus point si elle avait suivi la même route. Mais pouvais-je en douter ? C’est seulement il y a deux mois qu’une lettre d’elle me rappela. Je revins en toute hâte, et un jour elle entra chez moi.