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Page:Leblanc - Les Lèvres jointes, paru dans Le Journal et La Lanterne, 1897-1901.djvu/123

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Dès son réveil, Mme Doucereux ouvrit sa fenêtre et fit sa toilette, chastement, cela va de soi, mais non sans que ses habitudes de femme soigneuse l’obligeassent à dénuder ses bras et son cou. Comme elle agrafait son corsage, elle étouffa un cri d’effroi. Les branches du grand saule touffu qui marquait l’angle de son jardin s’agitaient de façon insolite. Elle observa furtivement. Pas de doute : Ludovic était là, et, pour y être, il avait fallu qu’il traversât la rivière, et qu’il se mouillât jusqu’à mi-jambes. Elle s’effondra sur son prie-Dieu, et supplia le Seigneur comme si elle avait été en butte au danger le plus immédiat.

Désormais, Ludovic passa ses journées sur son arbre. Il n’en descendait que pour la suivre dans ses promenades, caché derrière les haies et les talus, invisible et toujours présent. Elle ne le rencontrait jamais, même point chez sa tante, car l’idée de la voir et de l’approcher le couvrait de sueur, et il disparaissait sans explications quand elle venait diner. Mais, le soir, l’après-midi, le matin, elle le sentait autour d’elle, partout, elle croyait entendre les battements de son cœur dans la nuit et distinguer dans l’ombre ses yeux qui luisaient. Elle éteignait sa bougie pour se mettre au lit et laissait, pour s’habiller, ses persiennes closes. Puis, vêtue de peignoirs roses ou bleu ciel, elle ouvrait enfin sa fenêtre, s’accoudait au balcon en des attitudes de choix, et rêvait. Parfois, elle réussissait à pleurer. Un vaste mouchoir essuyait ses larmes, ostensiblement.

Il lui restait un filet de voix, aigre et chevrotant, dont elle avait tiré jadis quelque menue gloire. Elle l’utilisa. Elle le fit jaillir vers les étoiles en chansons d’amour mélancoliques et elle égrenait dans le silence des petites notes pointues que Ludovic prit, la première fois, pour les plaintes d’un crapaud.

Cela dura deux semaines. Un jour, comme elle suivait un chemin creux, sous une pluie