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Page:Leblanc - Les Lèvres jointes, paru dans Le Journal et La Lanterne, 1897-1901.djvu/161

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L’Ami précieux



Il n’y a pas longtemps que m’est apparue l’étrange situation que j’occupe dans le ménage Lauzier, entre le mari, Gaston, et la femme, Adrienne. Vraiment avec quelle inconscience nous agissons parfois ! Le seul fait d’agir nous cause une sorte d’ivresse qui nous aveugle sur les motifs, sur la nature et sur les résultats de nos actions. Nous faisons ainsi, sans nous en rendre compte, des choses qui, plus tard, nous déconcertent par leur bizarrerie ou leur perversité. Cela s’enchaîne par incidents si menus qu’on ne les distingue pas les uns des autres. Entre le point de départ et le point d’arrivée, il y a un abîme, et cet abîme on ne l’aperçoit que quand on l’a franchi.

J’ai connu d’abord Adrienne en soirée. Je subis tellement aujourd’hui la domination de son charme qu’il m’est impossible de croire que je ne l’ai pas subie dès le premier jour. D’ailleurs il faut que ce charme soit très réel et d’une puissance singulière, pour que l’on accepte les inégalités d’un caractère vraiment difficile et capricieux, et qui n’attend pas, pour se montrer tel qu’il est, la familiarité de relations plus intimes.

Il est donc certain que je l’aimai presque aussitôt. Aimer ces sortes de femmes, c’est souffrir. L’âme, plus encore que le corps, a besoin de repos. Elles ne vous en laissent pas. On ignore toujours ce qu’elles veulent, comment on sera accueilli, comment on se quittera, si