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Page:Leblanc - Les Lèvres jointes, paru dans Le Journal et La Lanterne, 1897-1901.djvu/192

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— Il ne faut pas que tu l’oublies, Enguerrande, Jean était mon amant. Par bonheur, je n’ai pas attendu, et Jean m’a donné des baisers, j’ai été la maitresse de Jean ; tu ne comprends pas cela, toi, j’ai appartenu à Jean.

Ton Jean m’a appartenu, Gilberte, plus qu’à toi-même ; il a été mon amant en rêve, et dans des rêves dont tu ne sais pas la force, je l’aimais plus que toi.

— Moi, j’ai mes souvenirs.

— Moi, j’ai des fleurs que je lui ai prises, j’ai un mouchoir à lui, j’ai un flacon d’odeur, j’ai de ses cheveux.

Oh ! quelle haine dans leur voix molle, dans leur attitude impassible ! Jamais rien ne m’a donné plus profondément la sensation de la haine que ces deux vieilles filles si calmes ! Avec quelle volupté elles se torturaient l’une l’autre ! Leurs yeux seuls brillaient, à la lueur du feu. Gilberte prit le bras d’Enguerrande.

— La dernière nuit, il l’a passée près de moi, dans mon lit, dans ce petit lit qui est là, et nous étions fous. Quelles caresses ! Il était si jeune, si beau, si fort ! Oh ! si tu avais connu sa bouche !

Il me sembla qu’Enguerrande frissonnait. Elle riposta :

— Je l’ai connue, Gilberte. Il a passé sa dernière nuit avec toi, oui, mais sa dernière heure, c’est moi qui l’ai eue… Au bord de l’étang, tu sais… je l’ai tenu dans mes bras, mourant, et sa bouche, sa bouche, je l’ai eue à mon gré, mes lèvres ne l’ont pas quittée.

À son tour, Gilberte frémit. Elles se regardèrent. Oh ! quelle haine ! Peut-on se haïr ainsi !