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Page:Leblanc - Les Lèvres jointes, paru dans Le Journal et La Lanterne, 1897-1901.djvu/55

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les moindres faits sont gros d’importance. L’âme de ce vieillard me sembla soudain indispensable à connaitre. Quels ressorts la mouvaient ? Quel espoir ? quelle illusion ?

Une série de manœuvres habiles me rapprocha de lui. Une autre me livra sa confiance. Je le décidai facilement à parler.

— Mon Dieu, monsieur, c’est bien simple, j’attends ma femme. Tout habitant de ce pays vous le dira en ricanant : « Le bonhomme attend sa femme. » Leurs sarcasmes m’importent peu. Je n’ai point daigné leur expliquer ma conduite. Mais puisqu’elle paraît vous intriguer, je consens à vous en apprendre le secret.

J’ai épousé une femme beaucoup plus jeune que moi, jolie, coquette, frivole, rieuse, vivante, alors que rien dans mon extérieur ou dans mon esprit ne m’autorisait à une telle audace. Ma seule excuse était l’immensité de mon amour ; ma sauvegarde, la droiture réelle d’Henriette.

Ce furent, monsieur, de cruelles années. J’y fis l’apprentissage de la douleur. Et quelle douleur ! Sentir que ce corps ne s’abandonnait qu’à regret, l’avouerai-je, même avec une certaine répulsion, ce corps que j’adorais, moi ! Et surtout, deviner que son cœur m’était hostile, que sa tête était pleine de rêves étrangers, malsains, coupables, qui sait ! Certes, je luttai courageusement. Hélas ! contre quoi ? Contre un dégoût instinctif de mes cheveux grisonnants et de mes membres malingres, contre des songeries confuses de jeune femme ? La lutte contre un rêve vague est impossible ; le jour où il se précise, il est trop tard.