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Page:Leblanc - Les Lèvres jointes, paru dans Le Journal et La Lanterne, 1897-1901.djvu/9

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Oui, abominable, et mes remords sont justes, et il n’y a plus de paix pour moi, car j’ai joué avec le cœur d’une femme. Pauvre rêveuse de province que la vie enchaîne à ton petit manoir, humble servante du destin qui attendais patiemment, sur un banc du jardin public, la venue de l’amour et du bonheur, j’ai ri de ta confiance touchante, je me suis amusé de tes rêves, j’ai joué, crime odieux, le rôle sacré du destin. Et je suis parti !

Et maintenant elle attend encore, j’en suis sûr, et c’est moi qu’elle attend. Tous les jours que je vis à m’agiter, à me débattre dans la lutte des passions et des égoïsmes, elle les vit, elle, là-bas, dans le jardin solitaire. Tous les soleils qui meurent, elle les voit mourir. Et elle attend, elle attend le retour de celui qui a pris ses lèvres, de celui qui reçut son premier et son dernier baiser, de celui qu’elle aime et qu’elle aimera toujours.

Une fois, j’y suis allé, là-bas. Je me suis caché, comme un fourbe, derrière les saules de la rivière, et j’ai levé les yeux. Elle était là ! Elle était là ! tout en haut des remparts, penchée vers l’abime, vers la route d’espérance, attendant…

Des années ont passé. J’ai aimé. J’ai souffert. J’ai vécu. Et voici que je suis las des amours, des foules et du bruit. Et je la vois, je la vois, elle m’attire. Il me semble qu’elle est l’âme même de l’étrange petite ville. Oui, c’est l’âme des vieilles petites villes, une âme douce, triste, qui tente et qui séduit, et qui enveloppe. Ses yeux sont calmes comme l’eau des douves. Ses gestes sont silencieux comme des rues. Et j’ai l’envie lâche de goûter ce petit bonheur commode, sans secousse, de me reposer, de m’endormir, de vivre sans vivre, d’être sans le savoir.