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Page:Leblond - Leconte de Lisle, 1906, éd2.djvu/161

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celle d’un Nietzsche, retiré aux montagnes, misanthropie qui s’accommoderait assez mal de son profond républicanisme. S’il n’aimait pas les hommes, il ne songerait point à les « ramener dans Éden ». Il va même jusqu’à dire que c’est là une « tâche sainte ». Ce qu’il déteste, c’est la société, organisée pour l’oppression des faibles, esclaves des autres. Il maudit les hommes, mais les hommes en société, non l’homme. L’Éden en lequel il les convie, c’est la nature primitive, libre, source de pureté et de bonheur.

Loin d’être misanthrope, il n’admet même pas qu’on puisse être égoïste ni simplement égotiste. « Un homme, dit-il, quel qu’il soit, peut-il s’abstraire incessamment de l’humanité ? — Non, je ne suis point libre. » Il ne peut, ni ne veut être individualiste, convaincu qu’est nécessaire l’intime communion de l’unité avec la masse, estimant que l’unité doit se confondre et s’élargir dans la masse. « Je m’aperçois, avec une sorte de terreur, que je vais me détachant en fait des individus pour agir et pour vivre par la pensée[1] avec la masse seulement. Je m’efface, je me synthétise ! C’est le tort — si c’en est un — de la poésie que j’affectionne entre toutes. J’ai donc dû te paraître un égoïste, alors même que, au rebours, c’était l’oubli de ma propre individualité qui donnait cette apparence mauvaise et misérable à mes actions ou plutôt mon manque d’action. Hélas ! mon vieux camarade, il ne faut pas s’accoutumer à

  1. Remarquer le rapprochement des deux mots.