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Page:Leblond - Leconte de Lisle, 1906, éd2.djvu/468

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Leconte de Lisle et ses compatriotes.


Quand, en 1889, il quitte Bourbon, il semble qu’il ne juge pas encore les créoles dans son amour vaste et trouble de l’île et parce qu’il n’a guère connu de son milieu qu’une jeune fille dont il s’est épris et des jeunes gens chers, ses amis : Adamolle, le plus intime, avec qui il est en régulière correspondance, Brun, Riche. À peine, au cours d’une nouvelle publiée à Rennes, raille-t-il agréablement les jeunes gens fidèles aux sortir de messes dominicales où l’on guette près du porche pour les saluer les beautés dont on fut touché, et qu’il appelle sans grande méchanceté : les lions d’outre-mer. C’est à son séjour de 1843-1845 qu’il observa particulièrement la société créole et put la comparer à la société européenne dans laquelle il venait de vivre. Lui-même était plus cultivé et son intellectualité plus sensible aux froissements de l’ambiance. Rentré en France, il s’indignera de l’indifférence que le créole témoigne à la beauté de son pays, au cours de la nouvelle intitulée Sacatove, après cette large description de soleil levant :


Mais, hélas ! les créoles prennent volontiers pour devise le nil admirari d’Horace. Que leur font les magnificences de la nature ? Que leur importe l’éclat de leurs nuits sans pareilles ? Ces choses ne trouvent guère de débouché sur les places commerciales de l’Europe ; un rayon de soleil ne pèse pas une balle de sucre et les quatre murs d’un entrepôt réjouissent autrement leurs regards que les plus larges horizons. Pauvre nature ! admirable de force et de puissance, qu’importe à tes aveugles enfants ta merveilleuse beauté ? On ne la débite ni en détail ni en gros : tu ne sers à rien. Va ! alimente de rêves creux le cerveau débile des rimeurs et des artistes ; le créole est un homme grave avant l’âge, qui ne se laisse aller qu’aux profits nets et clairs, au chiffre irréfutable, aux sons harmonieux du métal monnayé. Après cela tout est vain — amour, amitié, désir de l’inconnu, intelligence et savoir ; tout cela ne vaut pas un grain de café. — Et ceci est encore vrai, ô lecteur, très vrai et très déplorable ! Les plus froids et les plus apathiques des hommes ont été placés sous le plus splendide et le plus vaste ciel du monde, au sein de l’océan infini, afin qu’il fût bien constaté que l’homme de ce temps-ci est l’être immoral par excellence. Est-il en effet une immo-