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Page:Leconte de Lisle - Œuvres, Poèmes tragiques.djvu/124

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POÈMES TRAGIQUES.

Et la Bête rugit de triomphe, et les cieux
S’emplirent lentement de ténèbres épaisses.
Tout astre s’éteignit, et toutes les espèces
Moururent, et la terre, en cendre, s’en alla
Dans le vide, et plus rien ne fut de tout cela.

Et l’Homme, hors du temps et hors de l’étendue,
De œil intérieur de son âme éperdue
Vit s’élargir un gouffre où, sur des grils ardents,
Avec des bonds, des cris, des grincements de dents,
Les générations se tordaient, enflammées,
Toujours vives, cuisant et jamais consumées,
Races de tout pays et de tout siècle, vieux
Et jeunes, et petits enfants, frais et joyeux,
À peine ayant déclos leurs naïves paupières,
Et qui, dans les bouillons torrides des chaudières,
Montaient et descendaient épouvantablement,
Parce qu’ils étaient morts avant le Sacrement !

Et l’Homme, en un beau lieu d’ineffables délices,
Vit de rares Élus penchés sur ces supplices,
Le front illuminé de leurs nimbes bénis,
Qui contemplaient d’en haut ces tourments infinis,
Jouissant d’autant plus de leur bonheur sublime
Que plus d’horreur montait de l’exécrable abîme !
Et l’Homme s’éveilla de son rêve, muet,
Haletant et livide. Et tout son corps suait
D’angoisse et de dégoût devant cette géhenne
Effroyable, ces flots de sang et cette haine,
Ces siècles de douleurs, ces peuples abêtis,