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Page:Leconte de Lisle - Derniers Poèmes, 1895.djvu/242

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Déjà transformée dans la Divine Comédie et dans le Paradis Perdu, l’épopée a cessé d’être possible. Faust en est la dernière et la plus éclatante preuve. Artiste admirablement doué, possédant une immense somme intellectuelle, Gœthe a moins créé qu’il n’a pensé ; et il s’est trouvé que cet esprit si clair et si maître de soi, sachant tout et disposant à son gré de sa force encyclopédique, n’a conçu, définitivement, qu’un poème plein d’abstractions et d’obscurités mystérieuses à travers lesquelles il est tellement difficile de saisir sa pensée, qu’il le nommait lui-même le livre aux sept sceaux.

Il faut bien reconnaître, en face de tels exemples, que les plus larges sources de la poésie se sont affaiblies graduellement ou taries, et ce n’est pas que je veuille en conclure à l’abaissement du niveau intellectuel dans les temps modernes ; mais les éléments de composition épiques n’existent plus. Cet nobles récits qui se déroulaient à travers la vie d’un peuple, qui exprimaient son génie, sa destinée humaine et son idéal religieux, n’ont plus eu de raison d’être du jour où les races ont perdu toute existence propre, tout caractère spécial. Que sera-ce donc si elles en arrivent à ne plus former qu’une même famille, comme se l’imagine partiellement la démocratie contemporaine, qu’une seule agglomération parlant une langue identique, ayant des intérêts sociaux et politiques solidaires, et ne se préoccupant que de les sauvegarder ? Mais il est peu probable que cette espérance se réalise, malheureusement pour la paix, la liberté et le bien-être des peuples, heureusement pour les luttes morales et les conceptions de l’intelligence. Je ne crois donc pas qu’il