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Page:Leconte de Lisle - Derniers Poèmes, 1895.djvu/78

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Loin de l’Île natale emportés à jamais
Dans l’horreur de l’espace infranchissable et sombre,
Nous allions, et les Dieux qui nous chassaient dans l’ombre
À nos clameurs d’angoisse étaient sourds désormais.

Onze fois le soleil illumina la nue,
Onze fois l’ombre épaisse enveloppa les cieux
Tandis que nous voguions au hasard, anxieux
Du pays d’où jadis notre race est venue.

La faim, la soif, l’ardeur des midis aveuglants
Tordaient et déchiraient nos chairs et nos entrailles,
Et nous buvions le sang des dernières batailles
Qui, rouge et tiède encor, ruisselait de nos flancs.

Battus et flagellés par la bave écumante
Que vomissait la gueule effroyable des flots,
Mêlant nos cris de guerre à leurs stridents sanglots,
Nous nagions, pleins de rage, à travers la tourmente.

Atouas ! Dieux jaloux de mon passé si beau !
Ô traîtres et maudits ! Mieux eût valu peut-être,
Expirant sur le sol sanglant qui me vit naître,
Choisir le noble sein des braves pour tombeau.
 
Enfin, à l’horizon des grandes Eaux salées,
Quand la brume nocturne un matin s’envola,
Brusquement apparut la terre où nous voilà,
Avec ses longs récifs, ses rocs et ses vallées.