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Page:Leconte de Lisle - Phalya-Mani, 1876, RDL.djvu/1

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LA RÉPUBLIQUE

DES LETTRES

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PHALYA-MANI

conte sanscrit

Ô Mâyâ, qu’es-tu, sinon le torrent des mobiles chimères ? Tu fais jaillir incessamment du cœur de l’homme la joie, la douleur, l’amour et la haine, la lumière et les ténèbres, la substance et la vision des choses mouvantes. Et le cœur de l’homme, ô Mâyâ, qu’est-il, sinon toi qui n’es rien ?

C’était le temps d’Aryâmân, le Pandavaïde, qui régnait sur les montagnes, les bois, les vallées, les lacs, les fleuves et les cités du Madhyadeça. Et le Madhyadeça fleurit sur le dos de la Tortue primitive, et les sept Étalons couleur d’or, hennissants, furieux, les crins épars, se cabrant dans la poussière flamboyante des nuées, illuminent la terre sacrée, la matrice antique des bêtes et des plantes, le large berceau des Bharatas, nourriciers des hommes.

Aryâmân était un vieux Radjah d’une haute vertu. Il accomplissait les rites avec exactitude. Ses yeux, toujours grands ouverts, sans cils ni sourcils, répandaient un regard immuable qui apaisait au cœur des sages le trouble passager des désirs et des regrets ; mais la race perverse, sachant l’inflexibilité de sa justice, le contemplait avec terreur quand il jugeait les peuples, assis, les cuisses croisées, sur la peau de l’antilope, tel que Hâri, le conservateur des choses.

Cependant, le Pandavaïde n’avait pas atteint le point suprême de la perfection. Les Dêvas lui refusaient encore la sainteté prodigieuse du Richi Viçvamitra, dont le cœur était comme un bloc de pierre et qui se laissa manger vivant par la vermine. Bien que cette vertu sans égale fût l’objet constant de son aspiration, celle-ci subissait parfois de graves défaillances. Aryâmân s’inquiétait, dans ses heures mauvaises, du monde changeant des apparences. Une attache mystérieuse le liait à l’illusion troublante des affections humaines. Il aimait sa fille unique, Phalya-Mani, qu’on nommait ainsi parce qu’elle était la Fleur et la Perle du Madhyadeça.

Or, le Radjah vénérable se rendit seul, un soir, dans la quatre-vingt-dix-septième année de sa vie, sur les bords de la rivière Dêvavithi, pour y faire ses ablutions accoutumées. Les éléphants dormaient sous les bambous ; les princes rayés des djungles miaulaient çà et là dans l’ombre, et les gazelles légères effleuraient d’un bond la cime aiguë des nopals. Aryâmân se mit tout nu. Son corps était fort maigre et couturé des cicatrices saignantes de ses macérations, comme il convient à la chair d’un homme pieux. Puis, il dénoua le chignon de ses longs cheveux blancs qui se répandirent, épais comme aux jours de sa jeunesse, sur le dos et les reins. Cela fait, il prit une feuille de figuier, s’en frotta les dents et dit :

— Eau sacrée, maîtresse des bois, reine des herbes, donne-moi la vertu et l’intelligence.