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Page:Lemonnier - Happe-chair, 1908.djvu/103

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— Tenez, marne Huriaux, dit-il avec un jovial clignement d’œil, c’est pas pour vous donner un conseil, mais si j’étais que de vous, je ne laisserais mon homme tranquille qu’i n’m’aurait acheté ce petit meuble-là pour étrenner un café. C’est ça qui vous r’monterait, sans compter que vous auriez la pratique de tout le village. M. Ginginet, vous savez bien, le voyageur d’la maison de Roubaix, i’m’l’ disait cor l’aut’jour : « Qué malheur que c’te petite dame, e’ne tient pas un café où on pourrait aller ; ben sûr, on irait ; tous les autres n’auraient qu’à fermer leur porte. » Et moi, vrai, j’vous monterais ça pas cher, en ami, là !

Ce m’sieu Malchair, était-il farce ! il avait toujours le mot pour rire ; mais il lui assura qu’il parlait très sérieusement ; et elle se rappela le jour où elle aussi avait eu cette idée, là-bas aux Breteaux, chez sa mère. Le souvenir que le séduisant Ginginet avait gardé d’elle ne lui déplaisait pas, d’ailleurs : elle eût été contente de le revoir, ayant repensé plus d’une fois à ses jolies manières dégagées, dans son esseulement de femme sanguine. Elle pria le marchand de lui remettre ses compliments quand il viendrait, ne disant pas non, du reste, toute réflexion faite, quant à la possibilité de s’accorder pour le comptoir.

Elle se crut encore une fois sauvée, maintenant que son échéance était reculée. Elle partagea ce qui lui restait de la quinzaine entre Zoé Piéfert et Flipine, ne garda que tout juste l’argent nécessaire aux dimanches de Jacques. Mais au bout de deux semaines, il fallut payer de nouvelles dettes, régler l’arriéré de La Confiance. La situation se tendant de plus en plus, elle se débattait dans les ennuis d’une dèche toujours recommençante, sans pour cela restreindre la dépense.

Alors la graine semée par le tentateur germa ; elle se mit à songer constamment à ce comptoir qui lui donnerait le haut du pavé dans le village ; et la pensée qu’elle aurait des Ginginet pour clients délectait sa sottise crédule comme une promesse de fortune et de plaisir. Le hic était d’obtenir le consentement de Huriaux, que le seul mot de café effaroucherait sans nul doute. Déjà savante aux supercheries de l’amour, elle l’entreprit dans un moment où, échiné, ses forces limées, il lui appartenait par les faiblesses de la chair.