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Page:Lemonnier - Happe-chair, 1908.djvu/293

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dégrisée, toute veule de sa boisson cuvée. Mais petit à petit, elle ne se gêna plus : elle lui lâchait à la face son odeur enflammée d’alcool, écroulée dans sa graisse comme un paquet mou. À deux, avec la Ronche, elles battaient les petits débits, buvant debout au comptoir, parmi les hommes qui les patrouillaient : et quelquefois Phrasie les rejoignant, elles se payaient des tournées de choses fortes, demeuraient ensemble des heures à rire, la bouche pâteuse, en se cognant lourdement de l’épaule. Elle aussi, la Phrasie, tournait à la crapule. Depuis la grève, elle n’avait plus repris le travail ; pendant une semaine, on l’avait vue rouler les cabarets avec un houilleur, un amant qui, le soir même où elle avait été portée en triomphe, avait abusé d’elle après l’avoir grisée. Et une liaison s’en était suivie qui avait duré quinze jours ; ils avaient été se loger à la ville, courant les beuglants et briffant sur une part d’héritage, une couple de cents francs fraîchement échus au charbonnier. Puis celui-ci l’avait brusquement quittée avec un louis de dettes à payer ; et elle avait été bien aise de « s’en sortir » au prix d’un mois de son temps et de son travail, pendant lequel le patron, un vieux paillard mangé de chancres, l’avait employée comme il avait voulu. Une flemme l’avait prise ensuite : elle s’était tout à fait débauchée, attirant des inconnus chez sa mère, une octogénaire impotente et sourde, qui leur abandonnait une part de son lit.

Un soir, Huriaux, en rentrant de l’usine, trouva la Rinette étendue en travers du carreau, une large crevasse à la tête, par laquelle coulait le sang. Il se rappela cet autre jour où, avec un grand saisissement, il avait eu la preuve qu’elle buvait. C’était le premier pas, alors, le premier glissement sur la pente ; mais depuis, elle avait roulé toujours plus bas, pour leur honte à tous deux ; et il songeait à cette dérision du sort, qui lui avait donné à lui, le sobre par excellence, une ivrognesse pour femme. Du pied il remua cette masse lourde suant son alcool, et comme elle ne bougeait pas, tout à coup une espérance, une joie lui monta du plus profond de son être. Si c’était fini ! si la vie était partie par le trou de son crâne ! Il se baissa, la palpa de ses mains, très pâle, les yeux énormes ; mais la peau était chaude, ses doigts s’enfoncèrent dans la chair grasse, toute molle ; et il ressentit en dedans de lui une