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Page:Lemonnier - Happe-chair, 1908.djvu/313

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détruit, de cette vaine illusion d’un bonheur impossible, il ne lui restait plus que sa Mélie, le cher trésor d’amour et d’oubli qui, pour ses trente-huit ans d’homme mûri par le mal de la vie, remplaçait les autres affections de la terre. Celle-là ne lui manquerait jamais, son petit cœur de fillette était le sûr rocher sur lequel il asseyerait les jours qu’il avait encore à vivre. Et lentement les clartés sidérales s’élargissaient par-dessus sa tête, il voyait sombrer les chemins, les maisons, les fumées, dans les grandes houles oscillantes de la nuit. Alors il reprenait Mélie contre son sein paternel, le seul qu’elle dût connaître encore. Souvent l’enfant dormait déjà, toute molle de fatigue dans ses bras, avec son gentil souffle égal, frais comme une haleine de fleur ; et il descendait la côte, regardant à ses pieds, de peur de l’éveiller en butant contre les pierres.

Une détente, d’ailleurs, s’était faite dans sa vie. On avait tout à coup appris que la Rinette était partie avec Gustave pour un pays qu’on ne savait pas. Et il en venait presque à penser à elle sans haine.

— Pour sûr, c’est fini, disait-il aux Simonard et aux Piéfert, c’ chameau-là é’ n’reviendra plus. Après tout, j’étais pas l’homme qu’il lui fallait. Et à moi, m’aurait fallu une bonne petite femme, travailleuse, ben honnête, comme ma pauv’ mère que j’ai sûrement pas assez aimée.

À force de rogner sa dépense, il était parvenu à éteindre à peu près leurs anciennes dettes. Avant trois mois, il aurait payé Malchair, le mercier, l’horloger, toute cette queue de créanciers qu’elle lui avait lâchée par les jambes. Puis la reprise des Fanfares commençait à se dessiner. Carbonel voulait risquer l’affaire ; tous les jours ils avaient ensemble des pourparlers ; comme le compagnon était brave homme, peut-être se déciderait-il à lui donner des facilités. Une sécurité aplanissait enfin son existence si tourmentée. À l’usine aussi, les choses prenaient une meilleure tournure : son brusque changement de condition avait fini par être accepté ; à part Gaudot et quelques autres dont la vieille rancune s’éternisait, bien qu’il se montrât très prudent envers tous, on n’était plus tenté de se rebeller contre son autorité. Contrairement à Péquillot et à la plupart des contremaîtres, carrément ligués avec le patron, il sou-