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Page:Lemonnier - Happe-chair, 1908.djvu/48

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des courges et les yeux hors de tête, avec le point brillant de la prunelle dardée vers la partition, ne s’occupant que de son instrument, une confusion régna d’abord. Mais les coups de piston énergiques du chef, scandés de mouvements de tête, ramenèrent l’ordre au bout de quelques instants, et tout le village étant accouru sur le devant des portes, avec la joie de cette musique battant la rue, la fanfare marchait fièrement en marquant le pas. Cette première audition publique prenait les proportions d’un événement ; les amis et les connaissances se montraient les musiciens en les désignant par leurs noms ; et des enfants dansaient, pieds nus, sur les accotements du chemin, leurs petites chemises volantes jusqu’à leur ventre. Comme la sécheresse était grande depuis un mois, l’air, malgré l’heure matinale, ardait d’une chaleur de fournaise et, par-dessus le cortège, une poussière montait, presque noire dans le soleil éclatant.

On arriva à l’église : la fanfare se rangea sous le porche, six musiciens d’un côté, six de l’autre, soufflant sur le mort qui passait une dernière bordée de sonorités ; puis, au signal de Bernimoulin, tous s’arrêtèrent net, au milieu d’un abominable couac du bugle. Alors, des ouvriers essayèrent une poussée pour écraser contre la porte Félicité qui tout à coup avait reparu ; mais elle s’arcbouta sur ses énormes hanches, rua dans les jambes d’un chargeur qui pesait sur elle de tout son poids, en fut quitte pour un ruban de son bonnet qu’un petit manœuvre lui arracha pendant la bagarre. Et tout le temps du service, elle demeura à toiser le monde tassé derrière elle, la tête haute, sans cesser de marmotter des prières. Le curé Moulinasse, un vieil homme obèse, à massives bajoues rabattues sur son surplis, achevait de processionner autour du catafalque, le goupillon à la main, quand une sonnerie militaire, venue du parvis, retentit dans le silence de l’église. C’était Bernimoulin qui venait de commander le rappel de la fanfare. À bout de salive, les musiciens s’étaient disséminés dans les cafés d’alentour et s’y humectaient largement le lampas pour se donner des forces nouvelles, tandis que des connaissances, entrées avec eux, embouchaient leurs instruments et s’efforçaient d’en tirer des notes. On les vit traverser la place en courant et s’aligner sur trois rangs,