Aller au contenu

Page:Leon Silbermann - Souvenirs de campagne, 1910.djvu/135

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

m’arrêta. — Vois-tu cette tente, me dit le légionnaire, en m’en désignant une qui extérieurement ne différait pas des autres ? Tous ceux qui entrent là ne sortent que pour être portés au cimetière, et il en entre un nombre respectable tous les jours. — A combien estimes-tu le nombre de décès par jour dans cet hôpital ? lui demandai-je. — De vingt à trente, me répondit-il. Je fis mon lugubre calcul en prenant la moyenne de vingt-cinq morts par jour ; cela représente en deux mois quinze cents morts, et pour cet hôpital seulement.

A Majunga, le nombre des décès par jour était encore supérieur, m’assurait-on. Je me hasardai à jeter un coup d’œil dans l’intérieur de la tente où les malades étaient destinés à prendre à bref délai le chemin du cimetière, et j’aperçus une sœur qui soignait une statue de glace. C’est le seul nom que je trouvais à donner au malheureux qu’elle cherchait en vain à ranimer. Depuis que je les ai vues à l’œuvre, je salue les sœurs que je rencontre, car dans toutes mes campagnes elles ont montré à mes yeux ce qu’il y a de plus noble chez la femme, le dévouement et la pitié.

Je me rendis ensuite au cimetière qui se trouvait derrière l’hôpital. Quand j’y étais passé, au mois de mai, je n’y avais vu que quelques tombes ; mais six mois après, on en comptait déjà près de quinze cents. Cela m’a semblé tout de même effrayant. Je suivis deux officiers qui visitaient ce champ du repos et j’entendis distinctement l’un dire à l’autre : — La mort de tous ces braves n’a pas été annoncée dans les rubriques spéciales des journaux. — Non, répondit l’autre, c’est bon pour les gens fortunés ou pour d’autres qui, dans leurs écrits ou leurs discours, ont toujours... sauvé la France. — C’est ici, disait le premier, qu’il faudrait conduire tous ces bavards, qui haranguent la foule en lui parlant de leur dévouement à l’intérêt général, mais qui ne songent qu’à leur intérêt personnel ; ceux qui regardent les soldats d’un air