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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/119

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qu’il avait fournie ; nous nous arrêtâmes donc dans une auberge et nous causâmes. Il faut vous dire que, pour me rendre à Sever-Turn et pour traverser un pays que je savais hostile de parti pris à tout étranger, j’avais revêtu une défroque bohémienne…

— Bonne précaution ! fit Rouletabille. On voit que vous savez voyager.

— Cet homme, malgré sa fatigue, était dans une sorte de jubilation sacrée, et il m’invita à me réjouir avec lui ; il me dit que les temps étaient proches et que Sever-Turn allait bientôt avoir sa petite reine. Je le laissai divaguer, ne prêtant qu’une oreille distraite à ses propos fanatiques ; puis il prononça deux noms qui me firent tressaillir : Andréa et Callista ! Il me demanda si je connaissais cet Andréa… Je lui répondis que je le connaissais certainement, qu’il était de mes bons amis et que nous avions fait ensemble, quelques années auparavant le pèlerinage des Saintes-Maries-de-la-Mer. Bref, j’acquis si bien sa confiance qu’il me révéla que cet Andréa et cette Callista étaient chargés de ramener à Sever-Turn la queyra !… Ainsi le patriarche a-t-il baptisé celle que l’on cherchait, celle qui était attendue, enfin l’envoyée de Dieu… La queyra correspond en langue cigaine au Messie !… Enfin le grand-prêtre avait chargé ce bohémien d’aller porter à Andréa et à Callista certaines instructions secrètes à New-Wachter même, où ils devaient se trouver pour le moment !…

— On ignorait donc encore au patriarcat l’arrestation des deux romanichels ?

— C’est ce que je me dis !… Ce que je ne pourrais vous décrire, par exemple, c’est l’état d’esprit dans lequel je me trouvais, moi, après cette confidence !… Me souvenant des aveux d’Andréa et de Callista, je ne pouvais douter un instant que la jeune fille que ces brigands de cigains amenaient à Sever-Turn fût Mlle de Lavardens !… Mais alors qu’est-ce que c’était que cette histoire de petite reine ? La fille des Lavardens reine des bohémiens ! Je n’y comprenais absolument rien et je n’y comprends rien encore !

— Moi non plus, fit ingénument Rouletabille… Voilà qui est tout à fait singulier !…

— À ce propos, monsieur, vous qui avez fréquenté beaucoup au Vieux-Château-Neuf et qui avez pu voir Mlle de Lavardens en toilette de soirée, avez-vous remarqué qu’elle eût un signe sur l’épaule ?…

— J’ai remarqué qu’elle n’en avait aucun ! déclara Rouletabille. Mais pourquoi me posez-vous cette question ?…

— Pour rien !… ou plutôt si !… Je me rappelle que le bohémien que je laissai seul continuer son chemin, bien décidé que j’étais à arriver ici avant lui par une autre route, je me rappelle que cet homme m’a dit que les romanés des Saintes-Maries avaient pu retrouver leur petite reine, grâce à ce signe qu’elle a sur l’épaule gauche !… Et voilà pourquoi je vous demande si vous êtes bien sûr que Mlle de Lavardens n’a aucun signe.

— Aucun, je vous assure ! Elle a l’épaule aussi blanche que la neige !… du moins autant que le chaste décolleté d’une jeune fille me permette de l’affirmer… Mais, entre nous, aurait-elle un signe sur l’épaule, cela ne serait point suffisant, j’imagine, pour faire une cigaine de l’héritière des Lavardens !…

— Monsieur, je n’ai fait que vous répéter ce que cet homme, dans son exaltation, m’a raconté…

— Et vous avez bien fait, monsieur ! car il résulte au moins de cette étrange histoire la nécessité pour nous de sauver au plus tôt Mlle de Lavardens de cette bande de fanatiques !…

— Évidemment !… laissa tomber Hubert, soudain rêveur…

À ce moment, les aboiements des chiens reprirent. Rouletabille se glissa jusqu’à la fenêtre et scruta les ténèbres déjà moins épaisses de la nuit.