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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/140

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comme il disait, la fumée joyeuse… mais ce soir-là, il n’allumait pas sa pipe.

— C’est que je ne suis pas très bien avec la Pieuvre ! finit-il par dire… Nous ne nous sommes pas bien quittés, tu sais !

— Je te dis que cette femme te perdra comme elle en a perdu tant d’autres ! T’ai-je assez averti ?…

— En attendant, ne perdons pas notre temps en vains bavardages, interrompit Rouletabille… Nous avons mieux à faire, ce soir !

— Et quoi donc ?…

— Dormir !…

— Voilà tout ce que tu trouves !… quand je pense que pendant qu’Hubert et cette femme manigançaient on ne sait quel terrible coup contre nous, tu étais là, à essayer ton pyjama !…

— Mon vieux, ne me crois pas tout de même plus bête que je ne suis !… ça finit par être vexant !… Je te dirai que quand tu m’as annoncé qu’Hubert quittait sa chambre, j’en ai été enchanté !… Tu le suivais, j’étais tranquille de ce côté, et ma foi, je n’aurais pas mieux fait que toi !… Pendant ce temps-là, moi, avant de faire de la gymnastique respiratoire dans mon beau pyjama… je visitais la chambre d’Hubert…

— Tu avais donc une clef ?

— Non. Mais un cambrioleur de mes amis m’a appris à ouvrir les portes, même quand je n’en ai pas la clef… J’ai donc visité la chambre d’Hubert, ses bagages, son sac, j’ai cherché partout le document romané sans le trouver, naturellement, car il ne doit pas s’en séparer… Mais j’ai revu le Livre des Ancêtres, ce qui est toujours très instructif, bien que je ne comprenne pas un mot à ce qui est écrit dessus…

— Ce Livre des Ancêtres, dont tu ne cesses plus de me parler, s’il est si précieux pour Hubert, il doit l’être aussi pour nous ! J’ai connu un temps où tu n’aurais pas hésité, étant donné le personnage que nous avons en face de nous… à…

— Dis le mot : à le voler !

— Mettons à le lui emprunter… quitte à le lui rendre quand tu n’en aurais plus eu besoin !…

— Tes formules sont pleines de délicatesse !… Rassure-toi, le Rouletabille d’aujourd’hui vaut celui d’hier… Mais ce livre nous est devenu inutile aussi bien qu’à Hubert, qui ne l’ignore point, et, de plus, il est dangereux !… tant est que je l’aime mieux dans son sac que dans le nôtre !

— Explique-toi !…

— Il le faut bien, puisque tu n’as pas encore compris !… Suis-moi, en t’appuyant comme moi sur le « bon bout de la raison »… Quand Hubert est parti pour Sever-Turn avec ce précieux bouquin, il espérait en la récompense promise à celui qui le rapporterait. Dans son esprit, il comptait faire intervenir le patriarche en faveur de la libération d’Odette… mais en route, il apprend qu’Odette est fêtée comme une petite princesse cigaine et va être couronnée reine… Il n’espère plus dans son livre ! On lui accordera tout ce qu’il voudra, excepté Odette ! et il revient à marches forcées vers Odette pour tenter de la délivrer par ses propres moyens !

— Et avec l’aide de la Pieuvre ! s’écria Jean… Tu vas voir que tous les deux, ils vont s’entendre pour nous l’enlever à notre nez, à notre barbe !

— Tu oublies que nous sommes imberbes et que j’ai un nez de chien de chasse !… Et maintenant, dis-moi… Tu n’as pas entendu un mot de ce qu’ils se sont dit ?

— Si ! En se quittant, elle a dit à Hubert :

On se retrouvera là-bas !

— Là-bas ! c’est évidemment Sever-Turn !… En attendant, nous prendrons le train demain matin pour Temesvar-Pesth, et nous verrons bien si la Pieuvre nous y suivra !…

— Mais Odette n’y sera pas encore !

— Naturellement, mais nous l’y attendrons !… Bonsoir Jean…

— Bonsoir Rouletabille !… Mauvaise journée !…

— Euh !… Euh !… fit Rouletabille.