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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/37

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daient l’exploitation quasi impossible… Hubert qui, à peu près à bout de ressources, venait de traverser la Hongrie et à qui rien n’avait réussi avait fait un détour pour s’assurer de ce qu’il y avait de fondé sur tous ces bruits qui représentaient cette sauvage contrée comme suintant le naphte à ras du sol… Mais, pour pénétrer dans la zone défendue, il lui avait fallu vivre des mois et des mois dans le pays, se conformer aux coutumes des antiques cigains de la montagne, apprendre leur langage… finalement il avait dû renoncer à son entreprise à cause de la peste et quitter, comme nous l’avons vu, cette terre maudite… Mais il en avait rapporté le Livre des Ancêtres !…

Dans quel état était-il maintenant ce livre, odieusement dépouillé de son ancienne splendeur ? Dans les ténèbres de sa prison, Hubert le voyait rayonner, tel qu’il l’avait reçu jadis, comme un livre de feu ! Les améthystes, les topazes, les béryls, les chrysobéryls, les émeraudes, les rubis dont il était semé comme autant de gouttes de sang, flamboyaient à lui brûler la peau ! Mais ce qui l’aveuglait le plus dans cette fantasmagorie évocatrice, ce n’était point cette magnificence dont le texte sacré était revêtu mais bien les premières lignes qu’il avait trouvées sous la couverture :

Quiconque respectera ce livre,
Le sauvera s’il est en danger,
Le rapportera s’il est égaré,
Sera l’objet d’une désirable récompense…
Quiconque le volera
Ou le détruira
Sera châtié et puni de mort !…

Superstitieux, comme tout bon guardian qui se respecte, Hubert n’était jamais parvenu à oublier ce texte ! Quelquefois au moment où il s’y attendait le moins, ces lignes lui revenaient du fond de sa mémoire trop fidèle. Tantôt une force surnaturelle semblait les projeter hors de lui-même pour qu’il les vît avec plus d’éclat et elles se mettaient à danser, comme ce soir, devant ses yeux éblouis… et sa face épouvantée… car, ce soir, il avait entendu le nom de la cité maudite, il avait revu ceux de « Sever-Turn », leurs faces noires, leurs yeux de jade, leurs gestes de malédiction et, ce soir, est-ce que la prophétie n’était pas en train de s’accomplir ?… Est-ce qu’il n’était pas sur le chemin du châtiment au bout duquel il y avait la mort ?…

En vérité, en vérité ces gens avaient fait un pacte avec le diable… avec leur debla !… Tout ce qui lui était arrivé depuis n’était rien de moins que naturel… pas naturel du tout, en vérité… D’abord, on lui avait changé « son Odette » ! Il ne l’avait plus reconnue… Elle était une chose à lui quand il était parti, « sa chose » !… Par quel maléfice ne l’avait-elle plus regardé à son retour ? Et tout ce qui s’était passé depuis ! Tout s’était tourné étrangement contre lui !… Et cette nuit de damnation, où au lieu d’Odette, il avait vu apparaître le père ! le père retrouvé le lendemain assassiné !… Par qui ?… par qui ?… par qui ?… Par lui… par lui peut-être !… Il n’en savait rien !… Il niait de toutes les forces de son être, il niait de tout son désir de n’avoir point tué ! mais nullement de toute sa conviction !… Il n’en savait rien !…

Lui, si malin, si rusé, et qui en avait mis plus d’un dans le pétrin, à force de ruse soumise et tranquille, il avait été soudain comme possédé. Il avait vu rouge ! c’est-à-dire qu’il n’avait plus rien vu du tout !… Comment avait-il oublié que c’était la dernière chose à faire que de lever la main sur le père d’Odette, en dépit de tout ! Et il avait vu rouge ! et il avait frappé, et il avait peut-être tué !… Quand l’autre avait pris son fouet, peut-être, lui, avait-il pris sur son bureau un certain poignard qui devait servir, en principe, à couper les pages de ses livres… Mais Hubert ne lisait jamais… Ce poignard était tout au plus un ornement ridicule mais assurément il pou-