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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/40

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sur la grève ; mais parmi le peuple des matelots, des guardians et des boutiquiers, quelques belles demoiselles passent, portant le noble costume des Arlésiennes. Devant elles, tous s’effacent avec des saluts, car on connaît leurs vertus domestiques et leur intrépidité à cheval.

Au fond des auberges, des groupes s’entretiennent à voix basse du cruel événement du jour. Les sinistres nouvelles venues du Viei Castou Nou ont rembruni plus d’un front. On ne comprend rien à la disparition d’Odette. L’affaire est si singulière qu’on ose à peine émettre quelques commentaires. Et puis Hubert, s’il n’a pas beaucoup d’amis, est redouté de tous.

Quand Jean, après avoir laissé sa voiture sur la place, pénètre dans la rue, chacun se découvre devant lui et ne dit mot. On le plaint. On s’écarte pour le laisser pénétrer dans la salle de l’hôtel des Saintes-Maries. Le patron, un vieux loup de mer devenu aubergiste, l’accueille avec tristesse, mais se garde de lui poser la moindre question. Jean lui demande :

— Vous avez vu Rouletabille ?

— Oui, monsieur, il est venu ici le tantôt.

— Où pourrais-je le trouver ?

— Ma foi, monsieur, je n’en sais rien !… Mon idée est qu’il doit être reparti maintenant !…

— Qu’est-ce qui vous fait croire cela ?…

— Eh bien, voilà !… En arrivant, il m’a demandé si une dame ne l’attendait pas… Je vous dis ça à vous parce que je sais que vous êtes ensemble comme les deux doigts de la main… Je lui ai répondu qu’il n’était venu personne… Là-dessus, il est sorti… et puis il est revenu un peu plus tard… Il avait l’air très préoccupé ; il m’a encore demandé si la dame n’était pas là… Je lui ai répondu que non !… Alors il s’est mis à écrire un petit mot, l’a glissé dans une enveloppe et m’a dit :

— Je ne crois pas qu’elle vienne maintenant, mais si elle arrivait, vous lui remettriez ceci !…

Là-dessus il est parti et je ne l’ai plus revu ; et c’est ce qui me fait vous dire qu’il a dû quitter les Saintes-Maries…

— Et la dame n’est pas venue ? interrogea Jean.

— Oui monsieur, elle est arrivée, il n’y a pas bien longtemps et je lui ai remis le mot… elle a paru bien contrariée que M. Rouletabille ne l’eût pas attendue !…

Jean pensait : il a voulu avoir une entrevue avec Callista ! Au fond, lui aussi n’aurait pas été fâché de la rencontrer, n’eût-ce été que pour dissiper tout malentendu de ce côté. Après sa dernière entrevue avec son amie où celle-ci s’était montrée si parfaitement résignée avec cette nuance de fatalisme propre à celles de sa race, il ne pouvait lui entrer dans l’idée qu’elle se serait rendue coupable d’un attentat aussi odieux que celui dont Rouletabille la soupçonnait. Elle ne pouvait avoir oublié tout ce que Jean avait fait pour elle et, en somme, après un dernier cadeau qui assurait son avenir, et qu’elle avait accepté, elle n’avait rien à lui reprocher. Callista était venue aux Saintes-Maries sans s’en cacher, ayant annoncé le but de son voyage à ses domestiques… Tout ce qu’avait imaginé Rouletabille était un pur roman… Jean fit une description de Callista à l’aubergiste qui, à son grand étonnement, lui répondit que ce signalement ne s’appliquait en rien à la visiteuse. D’abord la dame dont il lui parlait était brune et celle qui était venue était blonde.

Jean, étonné, se recueillit un instant,