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Page:Leroy-Beaulieu, Essai sur la répartition des richesses, 1881.djvu/136

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ogre engloutissant à lui seul ce qui aurait fait vivre cent ou mille autres humains. Il stériliserait tout autour de lui à plusieurs centaines de mètres de sa demeure.

Cette réflexion de Stuart Mill est navrante mais quelle singulière idée de la société se faisait le grand économiste anglais ! Hanté par les fantômes de Malthus et de Ricardo, il semble qu’il vît déjà le genre humain acculé à la limite des subsistances. Alors plus de parcs, plus de jardins, plus de promenades, rien de ce qui sert à l’agrément, à la variété, à l’ornement et au charme de la vie. Nulle part d’autre production que celle des denrées qui sur une surface donnée fournissent le plus grand poids de substances alimentaires assimilables plus d’autre travail que celui qui consisterait à remuer la terre, à réparer les huttes servant d’abris à l’homme, et à confectionner les vêtements grossiers qui lui seraient indispensables pour se préserver du froid. Ce ne sont pas seulement les parcs, les promenades, les parterres, les vergers qu’il faudrait supprimer ; tout le sol devrait être planté, non pas en céréales, mais en pommes de terre, la plante qui sous nos climats donne le plus grand poids de nourriture pas un coin de terre où ne fleurît ce tubercule[1]. Voilà quel est l’idéal que la réflexion de Stuart Mill nous suggère. Le genre humain reculerait à la misère primitive, avec cette seule différence qu’au lieu d’une centaine de millions d’hommes il y en aurait dix, vingt ou cent milliards. Est-ce bien là vraiment ce que nous devons souhaiter ou rêver, n’est-ce pas plutôt un épouvantable cauchemar ? L’universalisation de la misère et la multiplication indéfinie du nombre des misérables, serait-ce là le dernier mot de la science sociale ?

Il y a longtemps qu’a été écrit le vers :

Propter vitam vivendi perdere causas,
  1. On pourrait réfuter ici Stuart Mill par Proudhon qui ne se fait pas faute de se contredire lui-même. Proudhon, dans ses Contradictions économiques, s’élève avec verve contre l’uniformité et la monotonie que la culture impose aux campagnes des pays civilisés. Faudrait-il encore accroître cette monotonie en supprimant les jardins, les parcs, les cultures perfectionnées, et en mettant tout le sol en pommes de terre ou en blé ?