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Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/70

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Ma chère Mencia, reprit don Alvar d’un air qui marquait jusqu’à quel point il était pénétré de mes larmes, je ne me plains pas de vous ; et, bien loin de vous reprocher l’état brillant où je vous retrouve, je jure que j’en rends grâce au ciel. Depuis le jour de mon départ de Valladolid, j’ai toujours eu la fortune contraire : ma vie n’a été qu’un enchaînement d’infortunes ; et, pour comble de malheurs, je n’ai pu vous donner de mes nouvelles. Trop sûr de votre amour, je me représentais sans cesse la situation où ma fatale tendresse vous avait réduite ; je me peignais dona Mencia dans les pleurs : vous faisiez le plus grand de mes maux. Quelquefois, je l’avouerai, je me suis reproché comme un crime le bonheur de vous avoir plu. J’ai souhaité que vous eussiez eu du penchant pour quelqu’un de mes rivaux, puisque la préférence que vous m’aviez donnée sur eux vous coûtait si cher. Cependant, après sept années de souffrances, plus épris de vous que jamais, j’ai voulu vous revoir. Je n’ai pu résister à cette envie, et la fin d’un long esclavage m’ayant permis de la satisfaire j’ai été sous ce déguisement à Valladolid, au hasard d’être découvert. Là, j’ai tout appris. Je suis venu ensuite à ce château, et j’ai trouvé moyen de m’introduire chez le jardinier, qui m’a retenu pour travailler dans les jardins. Voilà de quelle manière je me suis conduit pour parvenir à vous parler secrètement. Mais ne vous imaginez pas que j’aie dessein de troubler, par mon séjour ici, la félicité dont vous jouissez. Je vous aime plus que moi-même ; je respecte votre repos, et je vais, après cet entretien, achever loin de vous de tristes jours que je vous sacrifie.

Non, don Alvar, non, m’écriai-je à ces paroles, le ciel ne vous a point amené ici pour rien, et je ne souffrirai pas que vous me quittiez une seconde fois ; je veux partir avec vous ; il n’y a que la mort qui puisse désormais nous séparer. Croyez-moi, reprit-il, vivez avec don Ambrosio ; ne vous associez point à mes malheurs ;