Aller au contenu

Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/130

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

douce et si dévote, que je n’en voulus point ; je crus voir Ambroise de Lamela. Je n’aime pas, dis-je à Forero, les valets qui ont un air si vertueux : j’y ai été attrapé.

À peine eus-je éconduit ce laquais, que j’en vis arriver un autre. Celui-ci paraissait fort éveillé, plus hardi qu’un page de cour, et avec cela un peu fripon. Il me plut. Je lui fis des questions : il y répondit avec esprit ; il me parut même né pour l’intrigue. Je le regardai comme un sujet qui me convenait ; je l’arrêtai. Je n’eus pas lieu de m’en repentir : je m’aperçus bientôt que j’avais fait une admirable acquisition. Comme le duc m’avait permis de lui parler en faveur des personnes à qui je voulais rendre service, et que j’étais dans le dessein de ne pas négliger cette permission, il me fallait un chien de chasse pour découvrir le gibier, c’est-à-dire un drôle qui eût de l’industrie, et fût propre à déterrer et à m’amener des gens qui auraient des grâces à demander au premier ministre. C’était justement le fort de Scipion : ainsi se nommait mon laquais. Il sortait de chez dona Anna de Guevara, nourrice du prince d’Espagne, où il avait bien exercé ce talent-là, cette dame étant de celles qui, se voyant du crédit à la cour, aiment à le mettre à profit.

Aussitôt que je fis savoir à Scipion que je pouvais obtenir des grâces du roi, il se mit en campagne, et, dès le même jour, il me dit : Seigneur, j’ai fait une assez bonne découverte. Il vient d’arriver à Madrid un jeune gentilhomme grenadin, appelé don Roger de Rada. Il a eu une affaire d’honneur qui l’oblige à rechercher la protection du duc de Lerme, et il est disposé à bien payer le plaisir qu’on lui fera. Je lui ai parlé. Il avait envie de s’adresser à don Rodrigue de Calderone, dont on lui a vanté le pouvoir ; mais je l’en ai détourné, en lui faisant entendre que ce secrétaire vendait ses bons offices au poids de l’or, au lieu que vous vous contentiez pour les vôtres d’une honnête marque de recon-