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Page:Levoyageauparnas00cerv.djvu/204

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ce voyage ; apprête-toi pour la grande entreprise. Avec moi tu feras le trajet en toute sûreté, sans avoir à te préoccuper des provisions de bouche. Pour qu’il ne te reste aucun doute sur la vérité de mes paroles, entre avec moi dans ma galère, et tu y verras de quoi te rassurer dans ton étonnement ».

Bien que tout me parût mensonge, j’entrai avec lui dans la belle galère, et j’y vis des choses dont le souvenir me ravit encore. Depuis la quille jusqu’au pont, elle était entièrement construite avec des vers, sans aucun mélange de prose. Les arbalétrières étaient entièrement faites avec des strophes (glosas), toutes composées lors de la noce de celle qu’on appela la Malmariée (Malmaridada). Les bancs des rameurs se composaient uniquement de romances, troupe hardie, mais nécessaire, car elle s’adapte à toute sorte d’actions. La poupe était d’une matière étrange, adultérée, avec des sonnets de bon aloi, d’ailleurs d’un travail exquis et très-varié. Les rebords de droite et de gauche étaient deux vaillants tercets, fort à propos pour étendre au loin l’action des rames. Je m’aperçus que la grande vergue était une longue et triste élégie, moins habile à chanter qu’à pleurer ; et c’est de là, je pense, qu’est venu le mot en usage pour rendre les souffrances d’un malheureux : il est passé par la vergue (pasó crugia). Le grand mât, s’élevant jusqu’au ciel, était enduit, comme avec de la poix, d’une dure et prolixe chanson (cancion, canzone) d’une épaisseur de