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Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 1, 1835.djvu/170

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THUCYDIDE, LIV. II.

trouvait aucun tempérament capable de résister au mal, soit par faiblesse, soit par supériorité de force : tout était moissonné, même ceux qu’on traitait suivant les règles de l’art. Ce qu’il y avait de plus terrible, c’était, d’un côté, le découragement dès malheureux lorsqu’ils se sentaient attaqués, et qui, perdant toute espérance, s’abandonnaient eux-mêmes et ne résistaient point ; et de l’autre, la contagion qui gagnait et tuait ceux qui se soignaient mutuellement, et qui s’infectaient comme les troupeaux malades : ce qui causait une affreuse destruction. Ceux qui, par crainte, ne voulaient point approcher des pestiférés, mouraient délaissés, et bien des maisons s’éteignirent faute de quelqu’un qui donnât des soins ; ceux qui en donnaient, recevaient la mort. Tel fut surtout le sort des hommes qui se piquaient de vertu : rougissant de s’épargner, ils allaient chez leurs amis ; en effet, les serviteurs attachés à la maison, abattus par l’excès des fatigues, finissaient par être insensibles aux plaintes des mourans. Ceux néanmoins qui étaient échappés au mal, montraient le plus de pitié pour les mourans et les malades, parce qu’ils avaient connu les mêmes souffrances et qu’ils jouissaient d’une parfaite sécurité ; car la peste ne frappait pas deux fois de manière à être mortelle. Les autres, témoins de leur bonheur, les mettaient au rang des bienheureux : pour eux, se livrant aux transports de la joie, ils avaient la douce espérance qu’à l’avenir aucune autre maladie ne les atteindrait.

Chap. 52. Les arrivages des champs à la ville ajoutaient à tant de maux et tourmentaient surtout les nouveaux venus : car comme il n’y avait pas de maisons pour eux, et qu’ils vivaient pressés dans des cahuttes étouffées, durant la plus grande chaleur de la saison, ils périssaient confusément, les mourans entassés sur les morts. Des malheureux près d’expirer, avides de trouver de l’eau, se roulaient dans les rues, assiégeaient les fontaines. Les hiérons, où l’on avait dressé des tentes, étaient comblés des cadavres des pestiférés qui mouraient dans le lieu même : en effet, quand le mal fut parvenu à son plus haut période, personne ne sachant plus que devenir, on perdait tout respect pour les choses divines et humaines. Toutes les cérémonies auparavant usitées pour les funérailles étaient violées. Chacun ensevelissait les morts comme il pouvait. Plusieurs, manquant des choses nécessaires, parce qu’ils venaient d’essuyer perte sur perte, s’emparaient des sépultures d’autrui. Les uns se hâtaient de poser leur mort et de le brûler sur un bûcher qui ne leur appartenait pas, prévenant ceux qui l’avaient dressé ; d’autres, pendant qu’on brûlait un mort, jetaient sur lui le corps qu’ils avaient à grand’peine apporté, et se retiraient aussitôt.

Chap. 53. La peste introduisit dans la ville un grand oubli des lois, même sur les autres objets. Au spectacle des promptes vicissitudes dont on était témoin, de riches subitement atteints de la mort, de pauvres devenus tout-à-coup riches héritiers, on osait s’abandonner ouvertement à des plaisirs qu’auparavant on se procurait dans l’ombre. N’apercevant plus que de courtes jouissances, ne voyant plus rien que d’éphémère et dans sa personne et dans ses biens, on croyait devoir tourner toutes ses pensées vers la volupté. Personne ne se sentait le courage de se fatiguer par des actions honnêtes et vertueuses : avant de parvenir à son but, ne serait-on pas surpris par la mort ? Le plaisir et ce qui y conduisait sûrement, voilà ce qui était utile et honnête. Ni la crainte