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Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 1, 1835.djvu/628

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LA CYROPÉDIE, LIV. I.

supporter l’ardeur du soleil ; il faut en hiver, qu’il endure le plus de froid ; lorsqu’il s’agit de travailler, qu’il se montre le plus laborieux : car tout cela gagne le cœur des soldats. — Ainsi, mon père, tu prétends qu’un général doit mieux soutenir la fatigue que ceux qu’il commande. — Oui, sans doute : cependant ne t’alarme pas. Sache, mon fils, que les mêmes travaux n’affectent pas également le corps d’un général et celui d’un simple soldat : ils sont adoucis pour celui‑là, par l’honneur, et par la certitude que pas une de ses actions ne reste ignorée.

» — Mais, mon père, quand l’armée est fournie de munitions, que les soldats sont sains, infatigables, exercés aux manœuvres militaires, impatiens de signaler leur bravoure, aimant mieux obéir que se refuser au commandement ; ne juges‑tu pas qu’il est à propos d’en venir promptement aux mains avec l’ennemi ? — Assurément, si l’on espère le faire avec avantage. Autrement, plus je compterais sur ma valeur et celle de mes troupes, plus je serais circonspect ; par la raison que plus une chose est précieuse, plus on est attentif à la mettre en sûreté.

» — Et comment se procurer sur ses ennemis un avantage certain ? — La question que tu me fais n’est pas des moins importantes, et ne se résout pas sur‑le‑champ. Apprends, mon fils, que pour réussir, il faut savoir tendre des piéges, dissimuler, ruser, tromper, dérober, piller, et savoir tout cela mieux que l’ennemi. — Par Hercule, s’écria Cyrus, en riant aux éclats, quel homme tu veux que je devienne ! — Un homme tel qu’il n’y en aura point de plus juste, de plus ami des lois. — Pourquoi donc nous enseigniez‑vous tout le contraire dans l’enfance et dans l’adolescence ? — On vous l’enseignerait encore pour vivre avec vos concitoyens et vos amis. Mais ne vous rappelez‑vous pas que pour nuire à l’ennemi, vous appreniez quantité de moyens ? — Moi, mon père, je n’en apprenais aucun. — Pourquoi appreniez‑vous à tirer de l’arc, à lancer le javelot, à pousser vers les toiles ou dans les piéges les sangliers et les cerfs ? Pourquoi, au lieu d’attaquer de front les lions, les ours, les léopards, cherchiez‑vous toujours à les combattre sans danger ? Ne vois‑tu pas dans tout cela des ruses, des tours d’adresse, des supercheries, des moyens d’avoir sur eux l’avantage ? — Oui, contre les bêtes ; mais je sais bien que quand je laissais voir seulement l’intention de tromper un homme, j’étais sévèrement puni. — Aussi vous défendait‑on de tirer des flèches ou de lancer un dard contre des hommes : nous vous apprenions à viser juste à un but, non pour que vous fissiez du mal à vos amis, mais afin qu’en temps de guerre vous pussiez atteindre même les hommes. Ce n’était pas non plus contre vos semblables, mais contre les bêtes, que nous vous enseignions à user de ruses, à prendre vos avantages : nous voulions, non que vous eussiez de quoi nuire à vos amis, mais que vous n’ignorassiez aucun des stratagèmes militaires. — Puisqu’il est également utile de savoir faire aux hommes et du bien et du mal, on devait donc nous enseigner l’un et l’autre. — Aussi dit‑on que du temps de nos pères il y avait un maître qui, pour enseigner la justice, s’y prenait ainsi que tu le désires. Il apprenait aux enfans à ne point mentir et à mentir, à ne point tromper et à tromper, à ne point calomnier et à calomnier, à négliger leur propre avantage et à le chercher : mais, faisant distinction des personnes, il démontrait qu’on devait employer l’un à l’égard de ses ennemis, l’autre à l’égard de ses amis. Il al-

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