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Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 1, 1835.djvu/630

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LA CYROPÉDIE, LIV. I.

qu’ils fussent éveillés, tes lacets étaient si bien tendus, qu’il ne paraissait pas que la terre eût été remuée. Tu avais dressé des oiseaux à t’aider à tromper leurs semblables ; et du fond du réduit d’où tu voyais sans être vu, tu t’élançais sur ta proie, avant qu’elle pût t’échapper. Quant au lièvre, comme cet animal ne paît que dans les ténèbres, et que le jour il garde le gîte, tu avais des chiens dressés à le quêter, d’autres à courre cette bête légère quand elle était lancée, enfin à la prendre sur pied : si elle les mettait en défaut, tu épiais ses refuites ordinaires, et tu y tendais des filets qui ne s’apercevaient pas et où elle s’embarrassait dans sa course rapide. De crainte qu’elle ne se dégageât, tu postais des gens pour observer ce qui arriverait, et courir sur l’animal : ceux‑là devaient se tenir en silence et bien cachés, tandis que resté en arrière, tu le poursuivais, poussant des cris qui l’étourdissaient au point de se laisser prendre sans résistance. Je te l’ai déjà dit, mon fils, si tu emploies ces mêmes artifices contre les ennemis, je ne crois pas qu’il t’en échappe un seul. Quand tu te trouves forcé d’en venir aux mains en rase campagne, à force ouverte et armes égales, c’est alors que les avantages ménagés de longue main servent infiniment : j’entends par avantage, d’avoir des soldats dont l’âme participe à la vigueur du corps, et bien exercés à toutes les manœuvres militaires. Sache encore que ceux de qui tu veux être obéi, voudront aussi pour eux des soins prévoyans. Que ton esprit, dans une sollicitude continuelle, médite la nuit ce que tu feras exécuter lorsque le jour paraîtra ; le jour ce qu’il conviendra de faire la nuit.

» Je ne te dirai point comment il faut ranger une armée en bataille, régler sa marche de jour ou de nuit, dans des défilés ou dans de grandes routes, dans le plat pays ou dans les montagnes ; comment il faut asseoir un camp, poser des sentinelles, soit pour la nuit, soit pour le jour ; mener les troupes à l’ennemi ou ordonner la retraite ; les conduire à l’attaque d’une place, approcher des murs ou s’en tenir éloigné ; comment on assure le passage des bois, des rivières ; quelles mesures on prend contre la cavalerie, les lanciers, les archers ; quelle disposition tu feras, si l’ennemi vient à toi pendant que tu marches en colonne ; quel mouvement tu dois faire, si tandis que tu marches en ordre de bataille, il se prépare à t’attaquer en queue ou en flanc ; enfin, par quel moyen tu peux découvrir ses projets et lui cacher les tiens. Plus d’une fois je t’ai dit sur cela tout ce que je savais : d’ailleurs, tu n’as négligé aucun des militaires qui te paraissaient instruits, et tu as profité de leurs connaissances. Il ne s’agit plus, ce me semble que d’user à propos des moyens que tu jugeras convenables.

» Mais ce qui est bien important, apprends de moi, mon fils, à ne jamais, au mépris des auspices, exposer ta personne ou ton armée, persuadé que les hommes n’ont pour se conduire que des conjectures, et qu’ils ignorent quel projet doit tourner à leur avantage. Juges‑en par des exemples. Combien d’hommes, réputés habiles politiques ont conseillé de porter la guerre à des ennemis qui ont écrasé le peuple séduit par un fatal conseil ! Combien, après avoir contribué à l’élévation d’un particulier, à l’agrandissement d’une république, ont vu leurs services payés des plus indignes traitemens ! Les uns ont mieux aimé pour esclaves que pour amis, des gens avec qui ils pouvaient avoir un commerce réciproque de bons offices : l’amour propre offensé les en a punis. Les autres, non contens de jouir agréablement de leur portion de biens, jaloux de tout