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Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 1, 1835.djvu/636

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LA CYROPÉDIE, LIV. II.

devait être, un taxiarque prenant la parole : « Il paraît, Cyrus, qu’Hystaspe avait rencontré un homme de mauvaise humeur ; pour moi, voici mon aventure. Lorsqu’après nous avoir enseigné les évolutions militaires tu nous eus congédiés en nous ordonnant d’exercer nos compagnies conformément à tes leçons, je commençai, à l’exemple de mes camarades, par dresser une escouade ; je plaçai le chef à la tête, derrière lui un jeune soldat, puis les autres dans l’ordre que je jugeai convenable : cela fait, je me postai vis-à-vis d’eux ; et les regardant, dès que je crus qu’il en était temps, je leur ordonnai d’avancer. Alors mon jeune soldat dépassant son lochage, se trouva à la tête de l’escouade. Que fais-tu, lui dis-je ? — J’avance comme vous me l’ordonnez. — Ce n’est pas à toi seul, mais à toute la troupe que l’ordre s’adresse. À ces mots, se tournant vers ses camarades : « N’entendez-vous pas qu’on nous commande à tous d’avancer ? » Sur-le-champ tous marchent vers moi, laissant leur lochage derrière eux. Celui-ci les rappelle à leur rang, ils se fâchent. « Auquel donc, s’écrient-ils, devons-nous obéir ! l’un ordonne, l’autre défend d’avancer. » Je pris patience. Je remis mes gens en ordre, en leur disant de ne point se mettre en mouvement que celui qui était devant ne commençât à marcher ; que chacun devait être seulement attentif à suivre celui qui le précédait. Dans ce temps-là même, quelqu’un qui s’en allait en Perse vint me demander une lettre que j’avais écrite pour ce pays. Le lochage savait où je l’avais mise, je lui dis d’aller promptement la chercher ; il part en courant : le jeune homme court après lui, armé de son épée et de sa cuirasse ; les autres, à son exemple, en font autant, et bientôt ma lettre arrive escortée : tant mon escouade observe scrupuleusement la discipline que tu leur prescris. » Tout le monde riait de la pompeuse escorte de la lettre. « Bons dieux, s’écria Cyrus, quels camarades nous avons là ! Puisqu’un chétif repas gagne ainsi leur amitié, et qu’ils sont dociles au point l’obéir avant de savoir ce qu’on leur commande, je ne sais si l’on pourrait désirer de meilleurs soldats. »

Lorsqu’il les eut ainsi loués tout en plaisantant, un taxiarque nommé Aglaïtadas, homme de mœurs austères, qui se trouvait là, lui adressant la parole : « Crois-tu, Cyrus, que ces gens-là disent vrai ? — Et quel motif auraient-ils de mentir ? — Nul autre motif que celui d’amuser et de se faire valoir par leurs contes. — Doucement, ne les accuse point d’être vains : selon moi, ce nom convient à des gens qui veulent paraître ou plus riches, ou plus braves qu’ils ne sont en effet, et à ceux qui promettent au-delà de ce qu’ils peuvent, surtout si l’on voit qu’ils agissent dans des vues d’intérêt : mais celui qui cherche à divertir ses amis sans intérêt, sans malice, sans causer aucun préjudice, pourquoi ne le regarderait-on pas plutôt comme un homme aimable et poli que comme un homme avantageux ! »

Cyrus prenait ainsi la défense de ceux qui avaient égayé la compagnie. Le taxiarque qui venait de raconter la plaisante aventure de la lettre, apostrophant Aglaïtadas : « Sans doute, lui dit-il, si nous cherchions à t’affliger, à l’exemple de ces gens qui, par des vers touchans ou des histoires lamentables inventées à plaisir, s’efforcent d’arracher des larmes, tu te plaindrais de nous avec raison, puisque, même avec la conviction que nous voulons uniquement te réjouir, tu ne laisses pas de nous traiter avec dureté. — Je soutiens, moi, que j’ai raison : en cherchant à faire rire, on sert bien moins ses amis qu’en les faisant pleurer ; avec un jugement sain, tu re-