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Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 1, 1835.djvu/648

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LA CYROPÉDIE, LIV. III.

devenu sage. — Assurément. — Tu prétends donc que la sagesse est une passion ainsi que la tristesse, et non pas une qualité que donne la réflexion : cependant, si pour devenir sage il faut d’abord être sensé, est-il possible qu’un homme qui manque de sens se trouve sage tout-à-coup ? — Quoi ! tu n’as jamais observé qu’un homme qui ose se battre contre un plus fort, guérit de sa témérité lorsqu’il est vaincu ? N’as-tu jamais vu que de deux états en guerre celui qui avait du désavantage aimait mieux obéir à l’autre que résister ? — Quel est donc ce désavantage qui peut avoir rendu ton père aussi sage que tu le dis ? — Celui de se voir plus esclave que jamais, après avoir tenté de recouvrer sa liberté, celui d’avoir échoué toutes les fois qu’il croyait devoir ou tenir une entreprise secrète, ou attaquer de vive force. Il voit que tu l’as pris dans tes piéges comme tu t’as voulu, et aussi facilement que si tu avais eu affaire à un aveugle, à un sourd, à un homme dépourvu de sens ; il voit que, lorsque tu l’as voulu, tu es resté si impénétrable pour lui, que tu l’as enfermé, sans qu’il s’en doutât, dans les lieux mêmes dont il se faisait un rempart ; que tu l’as si bien prévenu de vitesse, que tu es arrivé d’un pays éloigné avec une armée nombreuse, avant qu’il eût rassemblé ses troupes qui étaient près de lui. — Et tu penses qu’un tel revers, que la connaissance de la supériorité d’autrui peuvent rendre un homme sage ? — Beaucoup mieux qu’une défaite dans le champ d’honneur. Un adversaire vaincu dans un combat singulier croira qu’en fortifiant son corps par l’exercice il peut de nouveau se représenter au combat : un état subjugué espérera, avec le secours de ses alliés, réparer ses pertes, au lieu qu’un homme qui connaît la supériorité d’un autre se soumet à lui volontiers et sans contrainte. — Tigrane, tu me parais croire que les hommes violens ou injustes, que les voleurs, que les fourbes ne connaissent point d’hommes modérés, équitables, ennemis du vol et de la fraude : tu ignores donc que ton père, en nous trompant constamment, en rompant tous les traités, savait que nous observions scrupuleusement ceux conclus avec Astyage. — Aussi, prince, je ne dis pas qu’il suffise, pour devenir sage, de connaître des gens qui vaillent mieux que soi, à moins qu’on ne se trouve, comme mon père, sous la main d’un plus puissant. — Mais ton père n’a point encore éprouvé de mal ; je conçois pourtant qu’il a tout à craindre. — Eh bien ! Cyrus, imagines-tu rien qui abatte plus l’âme qu’une crainte violente ? Ne sais-tu pas que des hommes blessés par l’épée, instrument des plus fortes punitions, veulent encore se venger, au lieu qu’on ne peut regarder en face ceux que l’on craint, lors même qu’ils parlent avec le ton de la clémence. — Tu crois donc que la crainte d’être puni tourmente plus que la punition ? — Toi-même tu n’en pourrais douter : tu sais dans quel accablement tombent ceux qui craignent l’exil, ceux qui à l’instant du combat craignent d’être vaincus, ceux qui en s’embarquant appréhendent le naufrage, ceux qui sont menacés d’esclavage ou de prison ; tous ces malheureux ne peuvent, dans leur effroi, ni manger, ni dormir : mais les uns une fois exilés, les autres ou vaincus ou asservis, on les voit tous manger avec plus d’appétit et dormir plus tranquilles que des hommes heureux. Des exemples expliqueront encore mieux ce que c’est que le fardeau de la crainte. On a vu des gens qui, dans la crainte de mourir s’ils étaient pris, se donnaient la mort, les uns en se précipitant, les autres en s’étranglant, d’autres en s’égorgeant : tant il est vrai que