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Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 1, 1835.djvu/697

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XÉNOPHON.

action injuste, ni par aucune parole répréhensible, le traitement que j’ai subi. » En prononçant ces mots, il pleurait sur son sort ; les larmes ne lui permirent pas d’en dire davantage.

Cyrus, touché de l’action de Gadatas, plaignit son infortune, et lui répondit : « J’accepte tes chevaux, et je crois te bien servir en les donnant à des gens mieux intentionnés pour toi que ceux qui les montaient. Je vais, ainsi que je le désirais depuis long-temps, porter à dix mille hommes le corps de cavalerie perse. Remporte tes autres biens, et garde-les jusqu’à ce que tu me voies assez riche pour ne te pas céder en générosité : je serais honteux, si tu m’avais plus donné que tu n’aurais reçu de moi. — Seigneur, reprit Gadatas, je sens ta délicatesse ; mais c’est un dépôt que je te confie : juge toi-même si je suis en état de le conserver. Tant que nous vivions en bonne intelligence avec le roi d’Assyrie, on ne connaissait point de séjour plus agréable que le domaine de mon père. Le voisinage de l’immense Babylone nous procurait tous les avantages d’une grande ville ; et nous pouvions en éviter les incommodités, en nous retirant chez nous. Aujourd’hui que nous sommes ennemis, il est certain qu’aussitôt que tu seras éloigné, nous resterons en butte aux piéges des Assyriens, moi et tous ceux qui m’appartiennent. Ainsi je m’attends à mener désormais une vie misérable, ayant pour ennemis des voisins que je verrai plus puissans que nous. Tu me demanderas peut-être pourquoi je n’ai pas fait ces réflexions avant de changer de parti. Outragé, indigné ; pouvais-je considérer quel était le parti le plus sûr ? Je ne nourrissais qu’un sentiment au fond de mon cœur ; je me demandais impatiemment quand enfin je me vengerais d’un barbare, abhorré des Dieux et des hommes, qui porte une haine irréconciliable, non à ceux qui l’offensent, mais à celui qu’il soupçonne valoir mieux que lui. Aussi, pervers comme il est, jamais il n’aura pour alliés que des hommes encore plus pervers que lui : si parmi ces alliés il en découvre un dont le mérite lui fasse ombrage, crois, Cyrus, que tu n’auras point à combattre cet homme de mérite ; laisse agir le roi, il tentera tout pour le perdre. Cependant, avec ses vils satellites il lui sera facile de me nuire. »

Cyrus jugeant que l’inquiétude de Gadatas était fondée, lui répliqua : « Que ne mets-tu dans tes places des garnisons assez fortes, pour y trouver sûreté quand il te plaira d’y aller ? Que ne nous suis-tu ? Si les Dieux continuent de nous protéger, ce sera plutôt à l’Assyrien de te redouter qu’à toi de le craindre. Viens avec moi, emmène les personnes que tu aimes à voir, et dont la société te plaît : je ne doute pas que tu ne nous serves encore très utilement ; je te promets, de mon côté, tous les secours qui dépendront de moi. » Gadatas, commençant à respirer : « Seigneur, dit-il aurai-je le temps d’achever mes préparatifs avant que tu quittes ces lieux ? je voudrais emmener ma mère. — Le temps ne te manquera pas, répondit Cyrus ; je ne partirai point que tu ne m’aies averti que tu es prêt. »

Gadatas sortit sur-le-champ : il établit, de concert avec Cyrus, des garnisons dans les châteaux qu’il avait réparés, et rassembla tout ce qui pouvait être nécessaire pour tenir un grand état. Il choisit ensuite, pour partir avec lui, plusieurs de ses sujets ; les uns, parce qu’ils lui étaient agréables, les autres, parce qu’ils lui étaient suspects. Il exigea des derniers, qu’ils emmenassent, ou leurs femmes ou leurs sœurs : ce seraient autant de liens qui les retiendraient.