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Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 1, 1835.djvu/745

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XÉNOPHON.

Au contraire dans les grandes villes, où une multitude d’habitans ont les mêmes besoins, un seul métier suffit pour nourrir un artisan ; quelquefois même il n’en exerce qu’une partie : tel cordonnier ne chausse que les hommes, tel autre les femmes : l’un gagne sa vie à coudre, l’autre à couper les cuirs : entre les tailleurs, celui-ci coupe l’étoffe, celui-là ne fait qu’en assembler les parties. Nécessairement un homme dont le travail est borné à une seule espèce d’ouvrage, y excellera. On peut en dire autant de l’art de la cuisine. Celui qui n’a qu’un seul homme pour faire son lit, arranger sa table, pétrir le pain, préparer son repas, doit tout prendre comme on le lui présente : mais dans les maisons ou chacun a sa tâche particulière, l’un de faire bouillir les viandes, l’autre de les rôtir, celui-ci de cuire le poisson dans l’eau, celui-là de le griller ; un autre de faire le pain, non de différentes sortes, mais de la seule qui convient à son maître ; il me semble que chaque chose doit être à son point de perfection. Voilà pourquoi les mets qu’on servait à la table de Cyrus, et dont il faisait des distributions, étaient mieux apprêtés que chez les particuliers.

Je ne dois pas omettre de parler des autres moyens dont il usait avec une adresse merveilleuse, pour se faire aimer. S’il eut l’avantage d’être le plus riche des mortels, il eut le mérite bien plus précieux, de les surpasser tous en libéralité ; et cette vertu dont il a été l’exemple, a passé à ses successeurs, qui donnent avec magnificence. Quel prince, en effet, enrichit plus ses amis que le roi de Perse ? Quel autre habille plus superbement les gens de sa suite, et distribue, comme lui, des bracelets, des colliers, des chevaux à freins d’or ? ornemens qui ne sont permis en Perse qu’autant qu’on les a reçus du roi. Quel autre souverain a plus mérité, par ses bienfaits, que ses sujets le préférassent à leurs frères, à leurs pères, à leurs enfans ? Quel autre peut aussi facilement que lui, se venger de nations ennemies séparées par un intervalle de plusieurs mois de marche ? Et pour revenir à Cyrus, quel autre conquérant fut, après sa mort, honoré du titre de père par les peuples dont il avait détruit l’empire ? titre qui certes annonce plutôt le bienfaiteur que le spoliateur.

Nous savons de plus, que c’est par des largesses et d’honorables distinctions, qu’il s’attacha ces hommes qu’on appelle les oreilles et les yeux du roi. Sa générosité envers ceux qui lui apportaient des avis importans, excitait les autres à observer et écouter tout ce qu’ils croyaient pouvoir l’intéresser : ce qui a donné lieu de dire que les rois de Perse ont beaucoup d’yeux et beaucoup d’oreilles. On se tromperait si on croyait qu’il leur fût plus avantageux de n’avoir qu’un seul œil bien choisi. Outre qu’un seul homme ne peut voir et entendre que peu de choses, cette commission exclusive, donnée à un seul, emporterait une défense tacite à tout autre de s’en mêler ; et comme celui-là serait généralement connu, on s’en défierait. Mais il n’en est pas ainsi : le roi écoute quiconque assure avoir vu ou entendu des choses qui méritent attention ; et voilà pourquoi on dit qu’il a plusieurs yeux et plusieurs oreilles. Par la même raison, on craint autant de rien dire qui lui déplaise, et de rien faire qu’il n’approuve pas, que s’il était à portée d’entendre et de voir. Aussi, loin qu’on osât parler mal de Cyrus, chacun n’était pas moins réservé dans ses discours, que si tous les assistans eussent été les yeux et les oreilles du prince. Or d’où