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Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 1, 1835.djvu/753

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XÉNOPHON.

festin, invita ceux de ses amis en qui il voyait un respect mêlé d’amour, et le plus de zèle pour l’accroissement de son autorité : il invita aussi le mède Artabase, l’arménien Tigrane, le chef de la cavalerie hyrcanienne, et Gobryas. À l’égard de Gadatas, comme il avait le commandement des eunuques, et que le détail de l’intérieur du palais roulait sur lui, lorsque Cyrus avait plusieurs convives à sa table, il ne s’y mettait point, et veillait au service. Dans toute autre circonstance, Gadatas mangeait avec le prince, qui aimait sa société : il en recevait d’ailleurs des marques de distinction si honorables, qu’il était extrêmement considéré des autres courtisans. Quand les conviés furent arrivés, Cyrus ne les plaça point au hasard ; il fit asseoir à sa gauche, comme la partie du corps qu’il est plus dangereux de laisser exposée, celui qu’il estimait le premier de ses amis, le second à sa droite, le troisième à gauche, le quatrième à droite, et ainsi de suite jusqu’au dernier.

Il croyait utile de marquer publiquement par là les degrés de son estime. En effet, il ne peut y avoir d’émulation où les hommes distingués par leur mérite n’obtiennent ni préférences ni récompenses : lorsqu’on voit au contraire les plus vertueux être les mieux traités, tous s’efforcent à l’envi de disputer de vertu. C’est pourquoi Cyrus voulut que tout, jusqu’à l’ordre des séances, servît à désigner ceux qu’il honorait le plus. Mais les places n’étaient pas données à perpétuité : il régla par une loi, que les belles actions élèveraient aux plus honorables, et que le relâchement en ferait descendre. De plus, l’honneur du rang n’était point un stérile avantage ; le prince aurait eu honte que celui à qui il assignait le premier rang, n’eût pas été enrichi de ses dons. Ces réglemens s’observent aujourd’hui comme au temps de Cyrus.

Pendant le souper, Gobryas ne trouva point surprenant que la table d’un si puissant prince fût magnifiquement servie : mais il ne vit pas sans étonnement qu’un homme revêtu de l’autorité suprême, loin de se réserver les plats qui étaient de son goût, s’empressât d’inviter ses convives à les partager avec lui ; qu’il fit même porter à ses amis absens les mets dont il aurait mangé avec le plus de plaisir. Remarquant ensuite que Cyrus, avant de sortir de table, envoyait de différens côtés tout ce qu’on desservait (et la desserte était grande) : « Jusqu’à présent, seigneur, lui dit-il, je ne te mettais au-dessus des autres hommes que pour ta supériorité dans l’art militaire ; mais je jure par les Dieux, que tu excelles encore plus par la bonté de ton cœur. — Aussi est-il bien plus doux, répartit Cyrus, de se signaler par des actes d’humanité que par les talens militaires. — Comment cela ? — C’est qu’on ne prouve son habileté à la guerre qu’en faisant du mal aux hommes ; et pour montrer qu’on est humain, il ne faut que leur faire du bien. »

Quand les convives furent un peu échauffés par le vin, Hystaspe dit à Cyrus : « Seigneur, ne trouverais-tu pas mauvais que je te fisse une question qui m’intéresse ? — Je te saurais au contraire mauvais gré de me céler ce que tu aurais envie de me dire. — Cela étant, dis-moi, je te prie, si toutes les fois que tu m’as mandé, je ne suis pas venu ? — Que dis-tu là ? — T’ai-je obéi nonchalamment ? — Non. — M’as-tu donné quelque ordre que je n’aie pas exécuté ? — Je n’ai point à m’en plaindre. — M’as-tu jamais vu t’obéir, je ne dis pas sans empressement, mais sans plaisir ? — Non, jamais. — Au nom des Dieux, que t’a fait Chrysante pour avoir obtenu une