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POLYBE, LIV. I.

plus des hommes, ce sont des bêtes féroces ; il n’est pas de violence qu’on n’en doive attendre. Les Carthaginois en firent dans cette occasion une triste expérience. Cette multitude était composée d’Espagnols, de Gaulois, de Ligures, de Baléares, de Grecs de toute caste, la plupart déserteurs et valets, et surtout d’Africains. Les assembler en un même lieu, et là les haranguer cela n’était pas possible ; car comment leur faire entendre ce que l’on avait à leur dire ? Il est impossible qu’un général sache tant de langues : il l’est encore plus de faire dire quatre ou cinq fois la même chose par des interprètes. Reste donc de se servir pour cela de leurs officiers, et c’est ce que fit Hannon. Mais qu’arriva-t-il ? Souvent ou ils n’entendaient pas ce qu’il leur disait, ou les capitaines, après être convenus de quelque chose avec lui, rapportaient à leurs gens tout le contraire, les uns par ignorance, les autres par malice. Aussi ne voyait-on qu’incertitude, que défiance, que cabale partout. D’ailleurs ces étrangers soupçonnaient que ce n’était pas sans dessein que les Carthaginois, au lieu de leur députer les chefs qui avaient été témoins de leurs services en Sicile et auteurs des promesses qui leur avaient été faites, leur avaient envoyé un homme qui ne s’était trouvé dans aucune des occasions où ils s’étaient signalés. La conclusion fut qu’ils rejetèrent Hannon ; qu’ils n’ajoutèrent aucune foi à leurs officiers particuliers, et qu’irrités contre les Carthaginois, ils avancèrent vers Carthage au nombre de plus de vingt mille hommes, et prirent leurs quartiers à Tunis, à vingt-six stades de la ville.

Ce fut alors, mais trop tard, que les Carthaginois reconnurent les fautes qu’ils avaient faites. C’en était déjà deux grandes, de n’avoir point, en temps de guerre, employé les troupes de la ville, et d’avoir rassemblé en un même endroit une si grande multitude de soldats mercenaires ; mais ils avaient encore plus grand tort de s’être défaits des enfans, des femmes et des effets de ces étrangers. Tout cela leur eût tenu lieu d’ôtages, et en les gardant ils auraient pu sans crainte prendre des mesures sur ce qu’ils avaient à faire, et amener plus facilement ces troupes à ce qu’ils en auraient souhaité ; au lieu que, dans la frayeur où le voisinage de cette armée les jeta, pour calmer sa fureur, il fallut en passer par tout ce qu’elle voulut. On envoyait des vivres en quantité, tels qu’il lui plaisait, et au prix qu’elle y mettait. Le sénat députait continuellement quelques-uns de ses membres pour les assurer qu’ils n’avaient qu’à demander, qu’on était prêt à tout faire pour eux, pourvu que ce qu’ils demanderaient fût possible. L’épouvante dont ils sentirent les Carthaginois frappés accrut leur audace et leur insolence à un point que, chaque jour, ils imaginaient quelque chose de nouveau, persuadés d’ailleurs qu’après les exploits militaires qu’ils avaient faits en Sicile, ni les Carthaginois, ni aucun peuple du monde, n’oseraient se présenter en armes devant eux. Dans cette confiance, quand on leur eut accordé leur solde, ils voulurent qu’on leur remboursât le prix des chevaux qui avaient été tués ; après cela, qu’on leur payât les vivres qui leur étaient dus depuis long-temps, au prix qu’ils se vendaient pendant la guerre, qui était un prix exorbitant : c’était tous les jours nouvelles exactions de la part des brouillons et des séditieux dont cette populace était remplie, et nouvelles exactions auxquelles la république ne pouvait satisfaire. Enfin, les Carthaginois promettant de faire pour eux tout