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Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 2, 1836.djvu/647

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POLYBE, LIV. VI.

à l’exception des noms propres, auxquels si l’on oublie de faire attention, on ne sait plus de laquelle des deux on doit l’attendre.

Après avoir prouvé le peu de rapport qu’ont ensemble ces deux gouvernemens, faisons voir maintenant que celui de Crète n’est digne ni d’être loué, ni d’être imité. Il me paraît que toute république est fondée sur deux principes, les lois et les mœurs, et que de là dépend l’estime ou le mépris que l’on faits de ses forces et de sa constitution. Or les lois et les mœurs que l’on doit préférer sont celles qui, rendant la vie des particuliers innocente et irréprochable, habituent tout un état à l’humanité et à la justice : au lieu que l’on doit rejeter celles qui produisent des effets tout contraires. Ainsi, de même qu’on assure hardiment qu’un état et les membres qui le composent sont justes, lorsqu’on y voit des lois et des mœurs justes ; de même, quand on voit régner l’avarice parmi les particuliers, et l’état se porter à des actions injustes, on est bien fondé à dire que les lois y sont mauvaises, que les mœurs des particuliers y sont déréglées, que tout l’état est méprisable. Jugeons maintenant des Crétois par ces principes. Si vous les considérez en particulier, il est très-peu d’hommes qui soient plus fourbes et plus trompeurs ; si vous regardez l’état, il n’en est point où l’on conçoive des desseins plus injustes. C’est donc avec raison qu’après avoir nié que ce gouvernement fût semblable à celui de Lacédémone, nous le rejetons comme n’étant ni à choisir, ni à imiter.

Il ne serait pas juste non plus de proposer ici la république de Platon, quoique certains philosophes la vantent beaucoup ; car, comme dans les combats des artisans ou des athlètes on n’admet pas ceux qui n’y sont pas reçus et qui ne s’y sont pas préparés ; de même, la république de Platon doit être exclue d’une dispute sur la préférence, jusqu’à ce qu’elle ait été mise en action quelque part. La comparer, telle qu’elle a été jusqu’à présent, avec les républiques de Lacédémone, de Rome et de Carthage, ce serait comparer une statue humaine avec des hommes vivans et animés : de quelque beauté que l’on supposât cette statue douée, la comparaison qu’on en ferait avec des êtres animés ne pourrait toujours paraître que défectueuse et très-peu convenable. Laissons donc cette république, et voyons celle de Lacédémone.

Quand je considère les lois que Lycurgue a établies pour maintenir l’union et la concorde parmi les citoyens, et pour mettre la Laconie à couvert de toute insulte, et faire que les peuples jouissent d’une liberté solide, elles me paraissent si justes et si sages, que je me sens porté à croire qu’elles viennent plutôt d’un dieu que d’un homme. Par l’égalité de biens, par la frugalité et la simplicité dans la manière de vivre, il accoutumait les Lacédémoniens à la tempérance, et éloignait de l’état tout sujet de discorde. En les exerçant aux travaux et aux choses qui répugnent le plus à la nature, il les rendait vaillans et intrépides, et quand ces vertus se trouvent réunies dans un seul homme ou dans un état, il est difficile que l’honneur se porte au mal et que l’état soit envahi par les ennemis du dehors. On peut donc dire que Lycurgue, en faisant de la tempérance et de la valeur comme la base de sa république, a mis toute la Laconie en situation de ne rien craindre du dehors, et a procuré à ces peuples une liberté durable. Mais il me semble que ce sage législateur s’est oublié sur un point, qui était d’empêcher qu’on ne travaillât à éten-