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Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 2, 1836.djvu/806

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POLYBE, LIV. XV.

charge, fait serrer les manipules aux princes et aux triaires vers l’une et l’autre aile, et leur ordonne d’avancer à travers les morts. Quand ils furent sur le même front que les hastaires, l’infanterie de part et d’autre s’ébranla et chargea avec beaucoup de courage et de vigueur. Comme des deux côtés le nombre, la résolution, les armes étaient égaux, et que l’opiniâtreté était si grande que l’on mourait sur la place où l’on combattait, on fut long-temps sans pouvoir juger qui avait l’avantage, lorsque Massinissa et Lélius revenant de la poursuite rejoignirent le corps de bataille le plus à propos du monde, et, tombant sur les derrières d’Annibal, passèrent au fil de l’épée la plus grande partie de ses phalanges, sans que très-peu pussent se dérober par la fuite à une cavalerie qui les poursuivait sans obstacle en plaine. Les Romains perdirent dans cette bataille plus de quinze cents hommes ; mais il demeura sur la place plus de vingt mille Carthaginois, et on ne fit guère moins de prisonniers. Ainsi finit cette grande action qui rendit les Romains maîtres du monde.

Après la bataille, Scipion poursuivit ce qui s’était échappé de Carthaginois, pilla leur camp et se retira ensuite dans le sien. Quant à Annibal, il se retira sans perdre de temps avec quelques cavaliers, et se sauva à Adrumète. On peut dire qu’il fit dans cette occasion tout ce qu’il était possible de faire, et tout ce qu’on devait attendre d’un brave homme et d’un grand capitaine. Premièrement il entra en conférence pour tâcher de finir la guerre par lui-même. Ce n’était pas déshonorer ses premiers exploits, c’était se défier de la fortune et se mettre en garde contre l’incertitude et la bizarrerie des armes. Dans le combat, il se conduisit de façon qu’ayant à se servir des mêmes armes que les Romains il ne pouvait mieux s’y prendre. L’ordonnance des Romains est très-difficile à rompre ; chez eux, l’armée en général et chaque corps en particulier combat de quelque côté que l’ennemi se présente, parce que leur ordre de bataille est tel, que les manipules les plus proches du péril se tournent toujours tous ensemble du côté qu’il convient. D’ailleurs leur armure leur donne beaucoup d’assurance et de hardiesse : la grandeur de leurs boucliers et la force de leurs épées font acheter bien cher la victoire. Cependant Annibal employa tout ce qui se pouvait humainement trouver de moyens pour vaincre tous ces obstacles. Il avait amassé grand nombre d’éléphans, et les avait mis à la tête pour troubler et rompre l’ordonnance des Romains. En postant à la première ligne les étrangers soudoyés, et après eux les Carthaginois, il avait en vue de lasser d’abord les ennemis et d’émousser leurs épées à force de tuer ; de plus, mettant les Carthaginois entre deux lignes, il forçait chacun, suivant la maxime d’Homère, à se montrer brave malgré lui. Les plus braves et les plus fermes avaient été rangés à une certaine distance, afin que, voyant de loin l’événement et ayant toutes leurs forces, quand le bon moment serait venu, ils tombassent avec valeur sur les ennemis. Si ce héros, jusqu’alors invincible, après avoir fait pour vaincre tout ce qui se pouvait faire, n’a pas laissé d’être vaincu, on ne doit pas le lui reprocher. La fortune quelquefois s’oppose aux desseins des grands hommes, et d’ailleurs il est assez ordinaire, ainsi que le dit le proverbe, « qu’un habile homme soit vaincu par un plus habile. » Annibal l’éprouva dans cette circonstance. (Dom Thuillier.)