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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/148

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De la Retention. Liv II.

Enfans, dès qu’ils ont commencé d’avoir des Senſations (quelques-unes deſquelles, comme celles qui conſiſtent en certains plaiſirs & en certaines douleurs, ont peut-être été excitées en eux avant leur naiſſance, & d’autres pendant leur Enfance) pluſieurs, dis-je, de ces Idées ſe perdent entierement, ſans qu’il en reſte le moins veſtige, ſi elles ne ſont pas renouvellées dans la ſuite de leur vie. C’eſt ce qu’on peut remarquer dans ceux qui par quelque malheur ont perdu la vûë, lorſqu’ils étoient fort jeunes : car comme ils n’ont pas fait grand’ reflexion ſur les couleurs, ces idées n’étant plus renouvellées dans leur Eſprit, s’effacent entierement, de ſorte que, quelques années après, il ne leur reſte non plus d’idée ou de ſouvenir des Couleurs qu’à des aveugles de naiſſance. Il y a, à la vérité, des gens dont la Mémoire eſt heureuſe juſqu’au prodige. Cependant il me ſemble qu’il arrive toûjours du dechet dans toutes nos Idées, dans celles-là même qui ſont gravées le plus profondément, & dans les Eſprits qui les conſervent le plus long-temps : de ſorte que ſi elles ne ſont pas renouvellées quelquefois par le moyen des Sens, ou par la reflexion de l’Eſprit ſur cette eſpèce d’Objets qui en a été la prémiére occaſion, l’empreinte s’efface, & enfin il n’en reſte plus aucune image. Ainſi les Idées de notre Jeuneſſe, auſſi bien que nos Enfans, meurent ſouvent avant nous. En cela notre Eſprit reſſemble à ces tombeaux dont la matiére ſubſiſte encore : on voit l’airain & le marbre, mois le temps a effacé les Inſcriptions, & réduit en poudre tous les caractères. Les Images tracées dans notre Eſprit, ſont peintes avec des couleurs legeres : ſi on ne les rafraichit quelquefois, elles paſſent & diſparoiſſent entierement. De ſavoir quelle part a à tout cela la conſitution de nos Corps & l’action des Eſprits animaux, & ſi le temperament du cerveau produit cette difference, en ſorte que dans les uns il conſerve comme le Marbre, les traces qu’il a reçuës, en d’autres comme une pierre de taille, & en d’autres à peu près comme une couche de ſable, c’eſt ce que je ne prétens pas examiner ici : quoi qu’il puiſſe paroître aſſez probable que la conſtitution du Corps a quelquefois de l’influence ſur la Mémoire, puiſque nous voyons ſouvent qu’une Maladie dépouille l’Ame de toutes ſes idées, & qu’une Fiévre ardente confond en peu de jours & réduit en poudre toutes ces images qui ſembloient devoir durer auſſi long-temps que ſi elles euſſent été gravées dans le Marbre.

§. 6.Des Idées conſtamment repetées peuvent à peine ſe perdre. Mais par rapport aux Idées mêmes, il eſt aiſé de remarquer, que celles qui par le fréquent retour des Objets ou des actions qui les produiſent, ſont le plus ſouvent renouvellées, comme celles qui ſont introduites dans l’Ame par plus d’un Sens, s’impriment auſſi plus fortement dans la Mémoire, & y reſtent plus long-temps, & d’une maniére plus diſtincte. C’eſt pourquoi les Idées des qualitez originales des Corps, je veux dire la ſolidité, l’étenduë, la figure, le mouvement & le repos ; celles qui affectent preſque inceſſamment nos Corps, comme le froid & le chaud ; & celles qui ſont des affections de toutes les eſpèces d’Etres, comme l’exiſtence, la durée, & le nombre, que preſque tous les Objets qui frappent nos Sens, & toutes les penſées qui occupent notre Eſprit, nous fourniſſent à tout moment ; toutes ces Idées, dis-je, & autres ſemblables, s’effacent rarement