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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/150

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De la Retention. Liv II.

les trouve pas à point nommé, n’eſt guere plus heureux qu’un homme entierement ignorant. C’eſt donc l’affaire de la Mémoire de fournir à l’Eſprit ces idées dormantes dont elle eſt la depoſitaire, dans le temps qu’il en a beſoin ; & c’eſt à les avoir toutes prêtes dans l’occaſion que conſiſte ce que nous appelons invention, imagination, & vivacité d’eſprit.

§. 9. Tels ſont les défauts que nous obſervons dans la Mémoire d’un homme comparé à un autre homme. Mais il y en a un autre que nous pouvons concevoir dans la Mémoire de l’Homme en général, comparé avec d’autres Créatures intelligentes d’une nature ſupérieure, leſquelles peuvent exceller en ce point au deſſus de l’Homme juſqu’à avoir conſtamment un ſentiment actuel de toutes leurs actions précedentes, de ſorte qu’aucune des penſées qu’ils ont eûës, ne diſparoiſſe jamais à leur vûë. Que cela ſoit poſſible, nous en pouvons être convaincus par la conſideration de la Toute-ſcience de Dieu qui connoît toutes les choſes préſentes, paſſées, & à venir, & devant qui toutes les penſées du cœur de l’homme ſont toûjours à découvert. Car qui peut douter que Dieu ne puiſſe communiquer à ces Eſprits Glorieux, qui ſont immédiatement à ſa ſuite, quelques-unes de ſes perfections, en telle proportion qu’il veut, autant que des Etres créez en ſont capables. On rapporte de Mr. Paſcal, dont le grand eſprit tenoit du prodige, que juſqu’à ce que le declin de ſa ſanté eût affoibli la mémoire, il n’avoit rien oublié de tout ce qu’il avoit fait, lû, ou penſé depuis l’âge de la raiſon. C’eſt là un privilege ſi peu connu de la plûpart des hommes, que la choſe paroît preſque incroyable à ceux qui, ſelon la coûtume, jugent de tous les autres par eux-mêmes. Cependant la conſideration d’une telle Faculté dans Mr. Paſcal peut ſervir à nous repréſenter de plus grandes perfections de cette eſpèce dans des Eſprits d’un rang ſupérieur. Car enfin cette qualité de Mr. Paſcal étoit réduite aux bornes étroites où l’Eſprit de l’Homme ſe trouve reſſerré, je veux dire à n’avoir une grande diverſité d’idées que par ſucceſſion, & non tout à la fois : au lieu que différens ordres d’Anges peuvent probablement avoir des vûës plus étenduës ; & quelques-uns d’eux être actuellement enrichis de la Faculté de retenir & d’avoir conſtamment & tout à la fois devant eux, comme dans un Tableau, toutes leurs connoiſſances précedentes. Il eſt aiſé de voir que ce ſeroit un grand avantage à un homme qui cultive ſon Eſprit, s’il avoit toûjours devant les yeux toutes les penſées qu’il a jamais euës, & tous les raiſonnemens qu’il a jamais faits. D’où nous pouvons conclurre, en forme de ſuppoſition, que c’eſt là un des moyens par où la connoiſſance des Eſprits ſéparez peut être exceſſivement ſupérieure à la nôtre.

§. 10.Les Bêtes ont de la Memoire. Il ſemble, au reſte, que cette Faculté de raſſembler & de conſerver les Idées ſe trouve en un grand dégré dans pluſieurs autres Animaux, auſſi bien que dans l’Homme. Car ſans rapporter pluſieurs autres exemples, de cela ſeul que les Oiſeaux apprennent des Airs de chanſon, & s’appliquent viſiblement à en bien marquer les notes, je ne ſaurois m’empêcher d’en conclurre que ces Oiſeaux ont de la perception, & qu’ils conſervent dans leur Mémoire des Idées qui leur ſervent de modèle : car il me paroit impoſſible qu’ils puſſent s’appliquer (comme il eſt clair qu’ils le font) à conformer leur voix à des tons qu’ils n’auroient aucune idée. Et en effet quand bien j’ac-