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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/178

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& de ſes Modes Simples. Liv. II.

qu’il n’a aucune penſée, cependant comme il a obſervé la révolution des Jours & des Nuits, qu’il a trouvé que la longueur de cette durée eſt, en apparence, réguliére & conſtante, dès là qu’il ſuppoſe que, tandis qu’il a dormi, ou qu’il a penſé à autre choſe, cette Révolution s’eſt faite comme à l’ordinaire, il peut juger de la longueur de la durée qui s’eſt écoulé pendant ſon ſommeil. Mais lorſqu’Adam & Eve étoient ſeuls, ſi au lieu de ne dormir que pendant le temps qu’on employe ordinairement au ſommeil, ils euſſent dormi vingt-quatre heures ſans interruption, cet eſpace de vingt-quatre heures auroit été abſolument perdu pour eux, & ne ſeroit jamais entré dans le compte qu’ils faiſoient du temps.

§. 6.L’idée de la Suceſſion ne nous vient pas du Mouvement. C’eſt ainſi qu’en réflechiſſant ſur cette ſuite de nouvelles Idées qui ſe préſentent à nous l’une après l’autre, nous acquerons l’idée de la Succeſſion. Que ſi quelqu’un ſe figure qu’elle nous vient plûtôt de la réflexion que nous faiſons ſur le Mouvement par le moyen des Sens, il changera, peut-être, de ſentiment pour entrer dans ma Penſée, s’il conſidere que le Mouvement même excite dans ſon Eſprit une idée de ſucceſſion, juſtement de la même maniére qu’il y produit une ſuite continuë d’Idées diſtinctes les unes des autres. Car un homme qui regarde un Corps qui ſe meut actuellement, n’y apperçoit aucun mouvement, à moins que ce mouvement n’excite en lui une ſuite conſtante d’Idées ſucceſſives : Par exemple, qu’un homme ſoit ſur la Mer lorſqu’elle eſt calme, par un beau jour & hors de la vûë des Terres, s’il jette les yeux vers le Soleil, ſur la Mer, ou ſur ſon Vaiſſeau, une heure de ſuite, il n’y appercevra aucun mouvement, quoi qu’il ſoit aſſûré que deux de ces Corps, & peut-être, tous trois ayent fait beaucoup de chemin pendant tout ce temps-là : mais s’il apperçoit que l’un de ces trois Corps ait changé de diſtance à l’égard de quelque autre Corps, ce mouvement n’a pas plûtôt produit en lui une nouvelle idée, qu’il reconnoit qu’il y a eu du mouvement. Mais quelque part qu’un homme ſe trouve, toutes choſes étant en repos autour de lui, ſans qu’il apperçoive le moindre mouvement durant l’eſpace d’une heure, s’il a eu des penſées pendant cette heure de repos, il appercevra les différentes idées de ces propres penſées, qui tout d’une ſuite ont paru les unes après les autres dans ſon Eſprit ; & par-là il obſervera & trouvera de la ſucceſſion où il ne ſauroit remarquer aucun mouvement.

§. 7. Et c’eſt là, je croi, la raiſon pourquoi nous n’appercevons pas des mouvements fort lents, quoi que conſtans, parce qu’en paſſant d’une partie ſenſible à une autre, le changement de diſtance eſt ſi lent, qu’il ne cauſe aucune nouvelle idée en nous, qu’après un long temps, écoulé depuis un terme juſqu’à l’autre. Or comme ces mouvements ſucceſſifs ne nous frappent point par une ſuite conſtante de nouvelles idées qui ſe ſuccedent immédiatement l’une à l’autre dans notre Eſprit, nous n’avons aucune perception de mouvement : car comme le Mouvement conſiſte dans une ſucceſſion continuë, nous ne ſaurions appercevoir cette ſucceſſion, ſans une ſucceſſion conſtante d’idées qui en proviennent.

§. 8. On n’apperçoit pas non plus les choſes, qui ſe meuvent ſi vîte qu’elles n’affectent point les Sens, parce que les différentes diſtances de