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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/187

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De la Durée.

exiſte préſentement : & ce n’eſt faire dans le fond autre choſe que d’imaginer que ſi le Soleil eût éclairé de ſes rayons un Cadran, & qu’il ſe ſût mû avec le même dégré de viteſſe qu’à cette heure, l’Ombre auroit paſſé ſur ce Cadran depuis une de ces diviſions qui marquent les heures juſqu’à l’autre, pendant le temps que la chandelle auroit continué de brûler.

§. 28. La notion que j’ai d’une Heure, d’un Jour, ou d’une Année, n’étant que l’idée que je me ſuis formé de la longueur de certains mouvemens réguliers & périodiques, dont il n’y en a aucun qui exiſte tout à la fois, mais ſeulement dans les idées que j’en conſerve dans ma mémoire, & qui me ſont venuës par voye de Senſation ou de Reflexion, je puis avec la même facilité, & par la même raiſon appliquer dans mon Eſprit la notion de toutes ces différentes Périodes à une durée qui ait précedé toute ſorte de mouvement, tout auſſi bien qu’à une choſe qui n’aît précedé que d’une minute ou d’un Jour, le mouvement où ſe trouve le Soleil dans ce moment-ci. Toutes les choſes paſſées ſont dans un égal & parfait repos ; & à la conſiderer dans cette vûë, il eſt indifférent qu’elles ayent exiſté avant le commencement du Monde ou ſeulement hier. Car pour meſurer la durée d’une choſe par un mouvement particulier, il n’eſt nullement néceſſaire que cette choſe coëxiſte réellement avec ce mouvement-là, ou avec quelque autre révolution périodique, mais ſeulement que j’aye dans mon Eſprit une idée claire de la longueur de quelque mouvement périodique, ou de quelque autre intervalle de durée, & que je l’applique à la durée de la choſe que je veux meſurer.

§. 29. Auſſi voyons-nous que certaines gens comptent que depuis la prémiére exiſtence du Monde juſqu’à l’année 1689. Il s’eſt écoulé 5639. années, ou que la durée du Monde eſt égale à 5639. Révolutions annuelles du Soleil ; & que d’autres l’étendent beaucoup plus loin, comme les anciens Egyptiens, qui du temps d’Alexandre comptoient 23000. années depuis le Regne du Soleil, & les Chinois d’aujourd’hui, qui donnent au Monde 3, 269, 000 années, ou plus. Quoi que je ne croye pas que les Egyptiens & les Chinois ayent raiſon d’attribuer une ſi longue durée à l’Univers, je puis pourtant imaginer cette durée tout auſſi bien qu’eux, & dire que l’une eſt plus grande que l’autre, de la même manière que je comprens que la vie de Mathuſalem a été plus longue que celle d’Enoch. Et ſuppoſé que le calcul ordinaire de 5639. années ſoit véritable, qui peut l’être auſſi bien que tout autre, cela ne m’empêche nullement d’imaginer ce que les autres penſent lorſqu’ils donnent au Monde mille ans de plus ; parce que chacun peut auſſi aiſément imaginer, (je ne dis pas croire) que le Monde a durée 50000. ans, que 5639. années, par la raiſon qu’il peut auſſi bien concevoir la durée de 50000. ans que de 5639. années. D’où il paroît que pour meſurer la durée d’une choſe par le Temps, il n’eſt pas néceſſaire que la choſe ſoit coëxiſtante au mouvement, ou à quelque autre Révolution Périodique que nous employions pour en meſurer la durée. Il ſuffit pour cela que nous ayions l’idée de la longueur de quelque apparence régulière & périodique, que nous puiſſions appliquer en nous-mêmes à cet-