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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/203

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De l’Infinité. Liv. II.

l’Etenduë, c’eſt dequoi perſonne ne peut douter. Mais lorſque nous ſommes parvenus aux dernieres extrémitez du Corps, qu’y a-t-il là qui puiſſe arrêter l’Eſprit, & le convaincre qu’il eſt arrivé au bout de l’Eſpace, puiſque bien loin d’appercevoir aucun bout, il eſt perſuadé que le Corps lui-même peut ſe mouvoir, & par conſéquent ſi les Corps peuvent ſe mouvoir dans ou à travers cet Eſpace vuide, ou plûtôt, s’il eſt impoſſible qu’aucune particule de Matiére ſe meuve que dans une Eſpace vuide, il eſt tout viſible qu’un Corps doit être dans la même poſſibilité de ſe mouvoir dans un Eſpace vuide, au delà des derniéres bornes des Corps, que dans un Vuide ** Vacuum diſſeminatum. diſperſé parmi les Corps. Car l’idée d’un Eſpace vuide, qu’on appelle autrement pur Eſpace, eſt exactement la même, ſoit que cet Eſpace ſe trouve entre les Corps, ou au delà de leurs derniéres limites. C’eſt toûjours le même Eſpace. L’un ne différe point de l’autre en nature, mais en dégré d’expanſion, & il n’y a rien qui empêche le Corps de s’y mouvoir : de ſorte que partout où l’Eſprit ſe tranſporte par la penſée, parmi les Corps, ou au delà de tous les Corps, il ne fauroit trouver, nulle part, des bornes & une fin à cette idée uniforme de l’Eſpace ; ce qui doit l’obliger à conclurre néceſſairement de la nature & de l’idée de chaque partie de l’Eſpace, que l’Eſpace eſt actuellement infini.

§. 5.Notre idée de la Durée eſt auſſi ſans bornes. Comme nous acquerons l’idée de l’Immenſité par la puiſſance que nous trouvons en nous-mêmes de repeter l’idée de l’Eſpace, auſſi ſouvent que nous voulons, nous venons auſſi à nous former l’idée de l’Eternité par le pouvoir que nous avons de repeter l’idée d’une longueur particuliére de Durée, avec une infinité de nombres, ajoûtez ſans fin. Car nous ſentons en nous-mêmes que nous ne pouvons non plus arriver à la fin de ces repetitions, qu’à la fin des nombres, ce que chacun eſt convaincu qu’il ne ſauroit faire. Mais de ſavoir s’il y a quelque Etre réel dont la durée ſoit éternelle, c’eſt une queſtion toute différente de ce que je viens de poſer, que nous avons une idée de l’Eternité. Et ſur cela je dis, que quiconque conſidere quelque choſe d’éternel. Mais comme j’ai preſſé cet Argument dans un autre endroit, je n’en parlerai pas davantage ici ; & je paſſerai à quelques autres réflexions ſur l’idée que nous avons de l’Infinité.

§. 6.Pourquoi d’autres Idées ne ſont pas capables d’Infinité. S’il eſt vrai que notre idée de l’Infinité nous vienne de ce pouvoir que nous remarquons en nous-mêmes, de repeter ſans fin nos propres idées, on peut demander, Pourquoi nous n’attribuons pas l’Infinité à d’autres idées, auſſi bien à celles de l’Eſpace & de la Durée ; puiſque nous les pouvons repeter auſſi aiſément & auſſi ſouvent dans notre Eſprit que ces derniéres ; & cependant perſonne ne s’eſt encore aviſé d’admettre une douceur infinie, ou une infinie blancheur, quoi qu’on puiſſe repeter l’idée du Doux ou du Blanc auſſi ſouvent que celles d’une Aune, ou d’un Jour ? A cela je répons, que la repetition de toutes les Idées qui ſont conſiderées comme ayant des parties & qui ſont capables d’accroiſſement par l’addition de parties égales ou plus petites, nous fournit l’Idée de l’Infinité, parce que par cette re-