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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/207

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De l’Infinité. Liv. II.


§. 11.Comment nous concevons l’Infinité de l’Eſpace. La même choſe arrive à l’égard de l’Eſpace, où nous nous conſiderons comme placez dans un Centre d’où nous pouvons ajoûter de tous côtez des lignes indéfinies de nombre, comptant vers tous les endroits qui nous environnent, une aune, une lieuë, un Diametre de la Terre, ou de l’Orbis Magnus que nous multiplions par cette infinité de nombres auſſi ſouvent que nous voulons, & comme nous n’avons pas plus de raiſon de donner des bornes à ces idées repetées, qu’au Nombre, nous acquerons par-là l’idée indéterminée de l’Immenſité.

§. 12.Il y a une infinie diviſibilité dans la Matiére. Et parce que dans quelque maſſe de Matiere que ce ſoit, notre Eſprit ne peut jamais arriver à la derniére diviſibilité, il ſe trouve auſſi en cela une infinité à notre égard ; & qui eſt auſſi une infinité de Nombre, mais avec cette difference que dans l’infinité qui regarde l’Eſpace & la Durée, nous n’employons que l’addition des nombres, au lieu que la diviſibilité de la Matiére eſt ſemblable à la diviſion de l’Unité en ſes fractions, où l’Eſprit trouve à faire des additions à l’infini, auſſi bien que dans les additions précedentes, cette diviſion n’étant en effet qu’une continuelle addition de nouveaux nombres. Or dans l’addition de l’un nous ne pouvons plus avoir l’idée poſitive d’un Eſpace infiniment grand, que par la diviſion de l’autre arriver à l’idée d’un Corps infiniment petit, notre idée de l’Infinité étant à tous égards, une idée fugitive, & qui, pour ainſi dire, groſſit toûjours par une progreſſion qui va à l’infini ſans pouvoir être fixée nulle part.

§. 13.Nous n’avons point d’idée poſitive de l’Infini. Il ſeroit, je penſe, bien difficile de trouver quelqu’un aſſez extravagant pour dire qu’il a une idée poſitive d’un Nombre actuellement infini, cette infinité ne conſiſtant que dans le pouvoir d’ajoûter quelque combinaiſon d’unitez au dernier nombre quel qu’il ſoit ; & cela auſſi long-temps, & autant qu’on veut. Il en eſt de même à l’égard de l’Infinité de l’Eſpace & de la Durée, où ce pouvoir dont je viens de parler, laiſſe toûjours à l’Eſprit le moyen d’ajoûter ſans fin. Cependant il y a des gens qui ſe figurent d’avoir des idées poſitives d’une Durée infinie, ou d’un Eſpace infini. Mais pour anéantir une telle idée poſitive de l’Infini que ces perſonnes prétendent avoir, je croi qu’il ſuffit de leur demander s’ils pourroient ajoûter quelque choſe à cette idée, ou non, ce qui montre ſans peine le peu de fondement de cette prétenduë idée. En effet, nous ne ſaurions avoir, ce me ſemble, aucune idée poſitive d’un certain Eſpace ou d’une certaine Durée qui ne ſoit compoſée d’un certain nombre de piés ou d’aunes, de jours ou d’années, ou qui ne ſoit commenſurable aux nombres repetez de ces communes meſures dont nous avons des idées dans l’Eſprit, & par lesquelles nous jugeons de la grandeur de ces ſortes de quantitez. Puis donc que l’idée d’un Eſpace infini ou d’une Durée infinie doit être néceſſairement compoſée de parties infinies, elle ne peut avoir d’autre infinité, que celle des nombres capables d’être multipliez ſans fin, & non, une idée poſitive d’un nombre actuellement infini. Car il eſt évident, à mon avis, que l’addition des choſes finies (comme ſont toutes les longueurs dont nous avons des idées poſitives) ne ſauroit jamais produire l’idée de l’infini qu’à la maniére du Nombre, qui étant compoſé d’unitez finies, ajoûtées les unes aux autres,