Aller au contenu

Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/217

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
174
Des modes qui regardent la Penſée. Liv. II.

rir, d’autant plus que j’aurai occaſion dans la ſuite de parler plus au long de ce qu’on nomme Raiſonner, Juger, Vouloir, & Connoître, qui ſont du nombre des plus conſiderables Modes de penſer, ou Operations de l’Eſprit.

§. 3.Différens dégrez d’attention dans l’Eſprit, lorsqu’il penſe. Mais peut-être m’excuſera-t-on ſi je fais ici en paſſant quelque reflexion ſur le différent état où ſe trouve notre Ame lorsqu’elle penſe. C’eſt une Digreſſion qui ſemble avoir aſſez de rapport à notre préſent deſſein ; & ce que je viens de dire de l’Attention, de la Rêverie & des Songes, &c. nous y conduit aſſez naturellement. Qu’un homme éveillé ait toûjours des idées préſentes à l’Eſprit, quelles qu’elles ſoient, c’eſt dequoi chacun eſt convaincu par ſa propre expérience, quoi que l’Eſprit les contemple avec differens dégrez d’attention. En effet, l’Eſprit s’attache quelquefois à conſiderer certains Objets avec une ſi grande application, qu’il en examine les idées de tous côtez, en remarque les rapports & les circonſtances, & en obſerve châque partie ſi exactement & avec une telle contention qu’il écarte toute autre penſée, & ne prend aucune connoiſſance des impreſſions ordinaires qui ſe font alors ſur les Sens & qui dans d’autres occaſions il obſerve la ſuite des Idées qui ſe ſuccedent dans ſon Entendement, ſans s’attacher particuliérement à aucune ; & dans d’autres rencontres il les laiſſe paſſer ſans presque jetter la vûë deſſus, comme autant de vaines ombres qui ne font aucune impreſſion ſur lui.

§. 4.Il s’enſuit probablement de là, que la Penſée eſt l’action & non l’eſſence de l’Ame. Je croi que chacun a éprouvé en ſoi-même cette contention ou ce relâchement de l’Eſprit lorsqu’il penſe, ſelon cette diverſité de dégrez qui ſe rencontre entre la plus forte application & un certain état où il eſt fort près de ne penſer à rien du tout. Allez un peu plus avant, & vous trouverez l’Ame dans le ſommeil, éloignée, pour ainſi dire, de toute ſenſation, & à l’abri des mouvemens qui ſe font ſur les organes des Sens, & qui lui cauſent dans d’autres temps des idées ſi vives & ſi ſenſibles. Je n’ai pas beſoin de citer pour cela, l’exemple de ceux qui durant les nuits les plus orageuſes dorment profondement ſans entendre le bruit du Tonnerre, ſans voir les éclairs, ou ſentir le ſecouement de la Maiſon, toutes choſes fort ſenſibles à ceux qui ſont éveillez. Mais dans cet état où l’Ame ſe trouve alienée des Sens ; elle conſerve ſouvent une maniére de penſer, foible & ſans liaiſon que nous nommons ſonger : & enfin un profond ſommeil ferme entiérement la ſcene, & met fin à toute ſorte d’apparences. C’eſt, je croi, ce que presque tous les hommes ont éprouvé en eux-mêmes, de ſorte que leurs propres obſervations les conduiſent ſans peine jusque-là. Il me reſte à tirer de là une conſéquence qui me paroît aſſez importante : car puisque l’Ame peut ſenſiblement ſe faire différens dégrez de penſée en divers temps, & quelquefois ſe détendre, pour ainſi dire, même dans un homme éveillé, à un tel point qu’elle n’aît que des penſées foibles & obſcures, qui ne ſont pas fort éloignées de n’être rien du tout ; & qu’enfin dans le ténébreux recueillement d’un profond ſommeil, elle perd entiérement de vûë toutes ſortes d’idées quelles qu’elles ſoient, puis, dis-je, que tout cela eſt évidemment confirmé par une conſtante expérience, je demande, s’il n’eſt pas fort probable, Que la Penſée eſt l’action, & non l’eſſence de l’Ame, par la raiſon