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De la Puiſſance. Liv. II.

vérité & la clarté le peuvent permettre. Mais la faute qu’on a commis dans cet uſage des Facultez, c’eſt qu’on en a parlé comme d’autant d’Agents, & qu’on les a repréſentées effectivement ainſi. Car qu’on vînt à demander. Ce que c’étoit qui digeroit les viandes dans l’eſtomac : c’étoit diſoit-on, une Faculté digeſtive. La réponſe étoit toute prête, & fort bien reçuë. Si l’on demandoit, ce qui faiſoit ſortir quelque choſe hors du Corps : on répondoit, Une Faculté expulſive : ce qui y cauſoit du mouvement, Une Faculté motive. De même à l’égard de l’Eſprit, on diſoit que c’étoit la Faculté intellectuelle, ou l’Entendement, qui entendoit, & la Faculté élective ou la Volonté, qui vouloit ou ordonnoit : Ce qui en peu de mots ne ſignifie autre choſe ſinon que la Capacité d’entendre, entend. Car ces mots de Faculté, de Capacité & de Puiſſance ne ſont que différens noms qui ſignifient purement les mêmes choſes. De ſorte que ces façons de parler, exprimées en d’autres termes plus intelligibles, n’emportent autre choſe, à mon avis, ſinon que la Digeſtion eſt faite par quelque choſe qui eſt capable de digerer, que le Mouvement eſt produit par quelque choſe qui eſt capable de mouvoir, & l’Entendement par quelque choſe qui eſt capable d’entendre. Et dans le fond il ſeroit fort étrange, que cela fût autrement, & tout autant qu’il le ſeroit, qu’un homme fût libre ſans être capable d’être libre.

§. 21.La Liberté appartient uniquement à l’Agent, ou à l’Homme. Pour revenir maintenant à nos recherches touchant la Liberté, la Queſtion ne doit pas être, à mon avis, ſi la Volonté eſt libre, car c’eſt parler d’une maniére fort impropre, mais, ſi l’Homme eſt libre.

Cela poſé, je dis, I. Que, tandis que quelqu’un peut par la direction ou le choix de ſon action, & au contraire, c’eſt à dire, tandis qu’il peut faire qu’elle exiſte ou qu’elle n’exiſte pas, ſelon qu’il le veut, juſque-là il eſt Libre. Car ſi par le moyen d’une penſée qui dirige le mouvement de mon Doigt, je puis faire, qu’il ſe meuve lorsqu’il eſt en repos, ou qu’il ceſſe de ſe mouvoir, il eſt évident qu’à cet égard-là je ſuis libre. Et ſi en conſéquence d’une ſemblable penſée de mon Eſprit préferant une choſe à une autre, je puis prononcer des mots ou n’en point prononcer, il eſt viſible que j’ai la liberté de parler, ou de me taire : & par conſéquent, Auſſi loin que s’étend cette Puiſſance d’agir ou de ne pas agir, conformément à la préference que l’Eſprit donne à l’un ou à l’autre, jusque-là l’Homme eſt Libre. Car que pouvons-nous concevoir de plus, pour faire qu’un homme ſoit libre, que d’avoir la puiſſance de faire ce qu’il veut ? Or tandis qu’un homme peut en préferant la préſence d’une Action à ſon abſence, ou le Repos à un mouvement particulier, produire cette Action ou le Repos, il eſt évident qu’il peut à cet égard faire ce qu’il veut ; car préférer de cette maniére une action particuliére à ſon abſence, c’eſt vouloir faire cette action, & à peine pourrions-nous dire comment il ſeroit poſſible de concevoir un Etre plus libre qu’entant qu’il eſt capable de faire ce qu’il veut. Il ſemble donc que l’Homme eſt auſſi libre, par rapport aux Actions qui dépendent de ce pouvoir qu’il trouve en lui-même, qu’il eſt poſſible à la Liberté de le rendre libre, ſi j’oſe m’exprimer ainſi.