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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/237

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De la Puiſſance. Liv. II.

ſir. Mais il eſt à propos de remarquer ici, que tout bien abſent ne produit pas une douleur proportionnée au dégré d’excellence qui eſt en lui, ou que nous y reconnoiſſons, comme toute Douleur cauſe un deſir égal à elle-même ; parce que l’abſence du Bien n’eſt pas toûjours un mal, comme eſt la préſence de la Douleur. C’eſt pourquoi l’on peut conſiderer & enviſager un Bien abſent ſans deſir. Mais à propoſition qu’il y a du deſir quelque part, autant y a-t-il d’inquiétude.

§. 32.Que le Deſir eſt inquiétude. Quiconque refléchit ſur ſoi-même trouvera bientôt que le Deſir eſt un état d’inquiétude ; car qui eſt-ce qui n’a point ſenti dans le Deſir ce que le Sage dit de l’Eſperance, qui n’eſt pas fort differente du Deſir, ** proverb. XIII 12. qu’étant différée elle fait languir le cœur, & cela d’une maniére proportionnée à la grandeur du deſir, qui quelquefois porte l’inquiétude à un tel point, qu’elle fait crier avec ** Gen. XXX. 1. Rachel, Donnez-moi des Enfans, donnez-moi ce que je deſire, ou je vais mourir ? La Vie elle-même avec tout ce qu’elle a de plus délicieux, ſeroit un fardeau inſupportable, ſi elle étoit accompagnée du poids accablant d’une inquiétude qui ſe fît ſentir ſans relâche, & ſans qu’il fût poſſible de s’en délivrer.

§. 33.L’Inquiétude cauſée par le Deſir eſt ce qui determine la Volonté. Il eſt vrai que le Bien & le Mal, préſent & abſent, agiſſent ſur l’Eſprit : mais ce qui de temps à autre détermine immédiatemment la Volonté à chaque action volontaire, c’eſt l’inquiétude du Deſir, fixé ſur quelque Bien abſent, quel qu’il ſoit, ou negatif, comme la privation de la Douleur à l’égard d’une perſonne qui en eſt actuellement atteinte, ou poſitif, comme la jouiſſance d’un plaiſir. Que ce ſoit cette inquiétude qui détermine la Volonté aux actions volontaires, qui ſe ſuccedant en nous les unes aux autres, occupent la plus grande partie de notre vie, & nous conduiſent à différentes fins par des voyes différentes, c’eſt ce que je tâcherai de faire voir, & par l’expérience, & par l’examen de la choſe même.

§.34.Et qui nous Porte à l’action. Lorſque l’Homme eſt parfaitement ſatisfait de l’état où il eſt, ce qui arrive lorſqu’il eſt abſolument libre de toute inquiétude ; quel ſoin, quelle Volonté lui peut-il reſter, que de continuer dans cet état ? Il n’a viſiblement autre choſe à faire, comme chacun peut s’en convaincre par ſa propre expérience. Ainſi nous voyons que le ſage Auteur de notre Etre ayant égard à notre conſtitution, & ſachant ce qui détermine notre Volonté, a mis dans les Hommes l’incommodité de la faim & de la ſoif & des autres deſirs naturels qui reviennent dans leur temps, afin d’exciter & de déterminer leurs Volontez à leur propre conſervation, & à la continuation de leur Eſpéce. Car ſi la ſimple contemplation de ces deux fins auxquelles nous ſommes portez par ces différens deſirs, eût ſuffi pour déterminer notre Volonté & nous mettre en action, on peut, à mon avis, conclurre ſûrement, qu’en ce cas-là nous n’aurions ſenti dans ce Monde que fort peu de douleur, ou que même nous en aurions été entierement exempts. ** 1. Cor. VII. 9. Il vaut mieux, dit S. Paul, ſe marier que brûler ; par où nous pouvons voir ce que c’eſt qui porte principalement les Hommes aux plaiſirs de la vie Conjugale. Tant il eſt vrai, que le ſentiment préſent d’une petite brûlure