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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/248

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De la Puiſſance. Liv. II.

comme nous ſommes, de juger ce que pourroit faire une Sageſſe & une Bonté infinie, je croi que nous pourrions dire, que Dieu lui-même ne ſauroit choiſir ce qui n’eſt pas bon, & que la Liberté de cet Etre tout-puiſſant ne l’empêche pas d’être déterminé par ce qui eſt le meilleur.

§. 50.Une conſtante détermination vers le bonheur ne diminuë point la Liberté. Mais pour faire connoître exactement en quoi conſiſte l’erreur où l’on tombe ſur cet article particulier de la Liberté, je demande s’il y a quelqu’un qui voulût être Imbecille, par la raiſon qu’un Imbecille eſt moins déterminé par de ſages reflexions, qu’un homme de bon ſens ? Donner le nom de Liberté au pouvoir de faire le fou & de ſe rendre le jouet de la honte & de la miſére, n’eſt-ce pas ravaler un ſi beau nom ? Si la Liberté conſiſte à ſecouër le joug de la Raiſon & à n’être point ſoûmis à la néceſſité d’examiner & de juger, par où nous ſommes empêchez de choiſir ou de faire ce qui eſt le pire ; ſi c’eſt-là, dis-je, la véritable Liberté, les Fous & les Inſenſez ſeront les ſeuls Libres. Mais je ne croi pas, que pour l’amour d’une telle Liberté perſonne voulût être fou, hormis ceux qui le ſont déja. Perſonne, je penſe, ne regarde le deſir conſtant d’être heureux, & la néceſſité qui nous eſt impoſée d’agir en vûë du bonheur, comme une diminution de ſa Liberté, ou du moins comme une diminution dont il s’aviſe de ſe plaindre. Dieu lui-même eſt ſoûmis à la néceſſité d’être heureux : & plus un Etre intelligent eſt dans une telle néceſſité, plus il approche d’une perfection & d’une félicité infinie. Afin que dans l’état d’ignorance où nous nous trouvons, nous puiſſions éviter de nous méprendre dans le chemin du veritable Bonheur, foibles comme nous ſommes & d’un eſprit extrêmement borné, nous avons le pouvoir de ſuſpendre chaque deſir particulier qui s’excite en nous, & d’empêcher qu’il ne détermine la Volonté & ne nous porte à agir. Ainſi, ſuſpendre un deſir particulier, c’eſt comme s’arrêter où l’on n’eſt pas aſſez bien aſſûré du chemin. Examiner, c’eſt conſulter un guide ; & Déterminer ſa volonté après un ſolide examen, c’eſt ſuivre la direction de ce guide : & celui qui a le pouvoir d’agir ou de ne pas agir ſelon qu’il eſt dirigé par une telle détermination, eſt un Agent libre ; & cette détermination ne diminuë en aucune maniére ce Pouvoir, en quoi conſiſte la Liberté. Un Priſonnier dont les chaînes viennent à ſe détacher & à qui les portes de la Priſon ſont ouvertes, eſt parfaitement en liberté, parce qu’il peut s’en aller ou demeurer ſelon qu’il le trouve à propos, quoi qu’il puiſſe être déterminé à demeurer, par l’obſcurité de la nuit, ou par le mauvais temps, où faute d’autre Logis où il pût ſe retirer. Il ne ceſſe point d’être libre, quoi que le deſir de quelque commodité qu’il peut avoir en priſon, l’engage à y reſter, & détermine abſolument ſon choix de ce côté-là.

§. 51.La Néceſſité de rechercher le véritable Bonheur eſt le fondement de la Liberté. Comme donc la plus haute perfection d’un Etre Intelligent conſiſte à s’appliquer ſoigneuſement & conſtamment à la recherche du véritable & ſolide Bonheur, de même le ſoin que nous devons avoir, de ne pas prendre pour une félicité réelle celle qui n’eſt qu’imaginaire, eſt le fondement néceſſaire de notre Liberté. Plus nous ſommes liez à la recherche invariable du Bonheur en général qui eſt notre plus grand Bien, & qui comme tel ne ceſſe jamais d’etre l’objet de nos deſirs, plus Volonté ſe trouve dégagée de la néceſſité d’être déterminée à aucune action particu-