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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/261

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De la Puiſſance. Liv. II.

le goût des hommes ſe corrompt entierement. Il faudroit donc prendre la peine de rectifier ce goût & de contracter des habitudes oppoſées qui puſſent changer nos Plaiſirs, & nous faire aimer ce qui eſt néceſſaire, ou qui peut contribuer à notre félicité. Chacun doit avoûër que c’eſt là ce qu’il peut faire ; & quand un jour ayant perdu le Bonheur, il ſe verra en proye à la Miſère, il confeſſera qu’il a eû tort de le négliger, & ſe condamnera lui-même pour cela. Je demande à chacun en particulier s’il ne lui eſt pas ſouvent arrivé de ſe reconnoitre coupable à cet égard.

§. 70.Préferer le Vice à la Vertu, c’eſt viſiblement mal juger. Je ne m’étendrai pas préſentement davantage ſur les faux Jugemens des Hommes, ni ſur leur négligence à l’égard de ce qui eſt en leur pouvoir : deux grandes ſources des égaremens où ils ſe précipitent malheureuſement eux-mêmes. Cet examen pourroit fournir la matiére d’un Volume ; & ce n’eſt pas mon affaire d’entrer dans une telle discuſſion. Mais quelque fauſſes que ſoient les notions des hommes, ou quelque honteuſe que ſoit leur négligence à l’égard de ce qui eſt en leur pouvoir ; & de quelque maniére que ces fauſſes notions & cette négligence contribuent à les mettre hors du chemin du Bonheur, & à leur faire prendre toutes ces différentes routes où nous les voyons engagez, il eſt pourtant certain que la Morale établie ſur ſes véritables fondemens ne peut que déterminer à la Vertu le choix de quiconque voudra prendre la peine d’examiner ſes propres actions : & celui qui n’eſt pas raiſonnable juſques à ſe faire une affaire de reflêchir ſerieuſement ſur un Bonheur & un Malheur infini, qui peut arriver après cette vie, doit ſe condamner lui-même, comme ne faiſant pas l’uſage qu’il doit de ſon Entendement. Les récompenſes & les peines d’une autre Vie que Dieu a établies pour donner plus de force à ſes Loix, ſont d’une aſſez grande importance pour déterminer notre choix, contre tous les Biens, ou tous les Maux de cette Vie, lors même qu’on ne conſidere le Bonheur ou le Malheur à venir que comme poſſible ; dequoi perſonne ne peut douter. Quiconque, dis-je, conviendra qu’un Bonheur excellent & infini eſt une ſuite poſſible de la bonne vie qu’on aura menée ſur la Terre, & un État oppoſé la récompenſe poſſible d’une conduite déréglée, un tel homme doit néceſſairement avoûër qu’il juge très-mal, s’il ne conclut pas de là, qu’une bonne vie jointe à l’eſperance d’une éternelle félicité qui peut arriver, eſt préferable à une mauvaiſe vie, accompagnée de la crainte d’une miſere affreuſe dans laquelle il eſt fort poſſible que le Méchant ſe trouve un jour enveloppé, ou pour le moins, de l’épouvantable & incertaine eſpérance d’être annihilé. Tout cela eſt de la derniére évidence, ſuppoſé même que les gens de bien n’euſſent que des maux à eſſuyer dans ce Monde, & que les Méchans y jouïſſent d’une perpétuelle félicité, ce qui pour l’ordinaire prend un tour ſi oppoſé que les Méchans n’ont pas grand ſujet de ſe glorifier de la différence de leur État, par rapport même aux Biens dont ils jouïſſent actuellement ; ou plûtôt, qu’à bien conſiderer toutes choſes, ils ſont, à mon avis, les plus mal-partagez, même dans cette vie. Mais lorsqu’on met en balance un Bonheur infini avec une infinie Miſère, ſi le pis qui puiſſe arriver à l’Homme de bien, ſuppoſé qu’il ſe trompe, eſt le plus grand avantage que le Méchant puiſſe obtenir, au cas qu’il vienne à rencontrer