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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/280

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des Subſtances. Liv. II.

Bourſe ; s’il ſe trouvoit après tout dans l’incapacité de voir à une juſte diſtance les choſes qu’il lui importeroit d’éviter ; & de diſtinguer celles dont il auroit beſoin, par le moyen des Qualitez ſenſibles qui les font connoitre aux autres. Un homme, par exemple, qui auroit les yeux aſſez pénétrans pour voir la configuration des petites parties du reſſort d’une Horloge, & pour obſerver quelque en eſt la ſtructure particuliére, & la juſte impulſion d’où dépend ſon mouvement élaſtique, découvriroit ſans doute quelque choſe de fort admirable. Mais ſi avec des yeux ainſi faits il ne pouvoit pas voir tout d’un coup l’aiguille & les nombres du Cadran, & par-là connoître de loin, quelle heure il eſt, une vuë ſi perçante ne lui ſeroit pas dans le fond fort avantageuſe, puis qu’en lui découvrant la configuration ſecrete des parties de cette Machine, elle lui en feroit perdre l’uſage.

§. 13.Conjecture touchant les Eſprits. Permettez-moi ici de vous propoſer une Conjecture bizarre qui m’eſt venuë dans l’Eſprit. Si l’on peut ajoûter ſoi au rapport des choſes dont notre Philoſophie ne ſauroit rendre raiſon, nous avons quelque ſujet de croire que les Eſprits peuvent s’unir à des Corps de différentes groſſeur, figure, & conformation des parties. Cela étant, je ne ſai ſi l’un des grands avantages que quelques-uns de ces Eſprits ont ſur nous, ne conſiſte point en ce qu’ils peuvent ſe former & ſe façonner à eux-mêmes des organes de ſenſation ou de perception qui conviennent juſtement à leur préſent deſſein, & aux circonſtances de l’Objet qu’ils veulent examiner. Car combien un homme ſurpaſſeroit-il tous les autres en connoiſſance, qui auroit ſeulement la faculté de changer de telle ſorte la ſtructure de ſes yeux, que le Sens de la Vüe devînt capable de tous les différens dégrez de viſion que le ſecours des Verres au travers deſquels on regarda au commencement par hazard, nous a fait connoître ? Quelles merveilles ne découvriroit pas celui qui pourroit proportionner ſes yeux à toute ſorte d’Objets, juſqu’à voir, quand il voudroit, la figure & le mouvement des petites particules du ſang & des autres liqueurs qui ſe trouvent dans le Corps des Animaux, d’une maniére auſſi diſtincte qu’il voit la figure & le mouvement des Animaux mêmes ? Mais dans l’état où nous ſommes préſentement, il en nous ſeroit peut-être d’aucun uſage d’avoir des organes invariables, façonnez de telle ſorte que par leur moyen nous puſſions découvrir la figure & le mouvement des petites particules des Corps, d’où dépendent les Qualitez ſenſibles que nous y remarquons préſentement. Dieu nous a faits ſans doute de la maniére, qui nous eſt la plus avantageuſe par rapport à notre condition, & tels que nous devons être à l’égard des Corps qui nous environnent & avec qui nous avons à faire. Ainſi, quoi que nos Facultez ne puiſſent nous conduire à une parfaite connoiſſance des choſes, elles peuvent néanmoins nous être d’un aſſez grand uſage par rapport aux fins dont je viens de parler, en quoi conſiſte notre grand intérêt. Encore une fois, je demande pardon à mon Lecteur de la liberté que j’ai pris de lui propoſer une penſée ſi extravagante touchant la maniére dont les Etres qui ſont au deſſus de nous, peuvent appercevoir les choſes. Mais quelque bizarre qu’elle ſoit, je doute que nous puiſſions imaginer comment les Anges viennent à connoître les choſes, autrement que par cette voye, ou par quelque autre ſemblable, je veux dire qu’il ait quel-