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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/313

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Ce que c’eſt qu’Identité,

chacun, ([1]) lui ſeul excepté. Je ſai que dans le langage ordinaire la même perſonne, & le même homme ſignifient une ſeule & même choſe. A la vérité, il ſera toûjours libre à chacun de parler comme il voudra, & d’attacher tels ſons articulez à telles idées qu’il jugera à propos, & de les changer auſſi ſouvent qu’il lui plaira. Mais lorsque nous voudrons rechercher ce que c’eſt qui fait le même Eſprit, le même homme, ou la même perſonne, nous ne ſaurions nous dispenſer de fixer en nous-mêmes les idées d’Eſprit, d’Homme & de Perſonne ; & après avoir ainſi établi ce que nous entendons par ces trois mots, il ne ſera pas mal-aiſé de déterminer à l’égard d’aucune de ces choſes ou d’autres ſemblables, quand c’eſt qu’elle eſt, ou n’eſt pas la même.

§. 16.La Con-ſcience fait la même perſonne. Mais quoi que la même Subſtance immaterielle ou la même Ame ne ſuffiſe pas toute ſeule pour conſtituer l’Homme, où qu’elle ſoit, & dans quelque état qu’elle exiſte ; il eſt pourtant viſible que la con-ſcience, auſſi loin qu’elle peut s’étendre, quand ce ſeroit juſqu’aux ſiécles paſſez, réunit dans une même perſonne les exiſtences & les actions les plus éloignées par le temps, tout de même qu’elle unit l’exiſtence & les actions du moment immédiatement précedent ; de ſorte que quiconque a une con-ſcience, un ſentiment intérieur de quelques actions préſentes & paſſées, eſt la même perſonne à qui ces actions appartiennent. Si par exemple, je ſentois également en moi-même, que j’ai vû l’Arche & le Deluge de Noé, comme je ſens que j’ai vû, l’hyver paſſé, l’inondation de la Tamiſe, ou que j’écris préſentement, je ne pourrois non plus douter, que le Moi qui écrit dans ce moment, qui a vû, l’hyver paſſé inonder la Tamiſe, & qui a été préſent au Déluge Univerſel, ne fût le même ſoi, dans quelque Subſtance que vous mettiez ce ſoi, que je ſuis certain, que moi qui écris ceci, ſuis, à préſent que j’écris, le même moi que j’étois hier, ſoit que je ſois tout compoſé ou non de la même Subſtance materielle ou immaterielle. Car pour être le même ſoi, il eſt indifférent que ce même ſoi ſoit compoſé de la même Subſtance, ou de différentes Subſtances ; car je ſuis autant intereſſé, & auſſi juſtement reſponſable pour une action faite il y a mille ans, qui m’eſt préſentement adjugée par cette ([2]) con-ſcience que j’en ai comme ayant été faite par moi-même, que je le ſuis pour ce que je viens de faire dans le moment précedent.

§. 17.Le Soi dépend de la con-ſcience. Le ſoi eſt cette choſe penſante, intérieurement convaincuë de ſes propres actions (de quelque Subſtance qu’elle ſoit formée, ſoit ſpirituelle ou materielle, ſimple ou compoſée, il n’importe) qui ſent du plaiſir & de la douleur, qui eſt capable de bonheur ou de miſére, & par-là eſt intereſſée pour ſoi-même, auſſi loin que cette con-ſcience peut s’étendre. Ainſi chacun

  1. Si lui ſeul doit être excepté, & qu’on convienne qu’il fait mieux que perſonne qu’il n’eſt pas le même Savetier, ce qu’on ne ſauroit nier, il ſemble qu’ici cet exemple eſt beaucoup plus propre à brouiller le point en queſtion qu’à l’éclaircir. Car puisqu’en effet, & de l’aveu de M. Locke, cet homme n’eſt point le même Savetier, c’eſt donc un autre homme.
  2. Self-Conſciouſneſſ : mot expreſſif en Anglois qu’on ne ſauroit rendre en François dans toute ſa force. Je le mets ici en faveur de ceux qui entendent l’Anglois.